Nuit assise au congrès US
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 105 commentaires Télécharger la videoTélécharger la version audio
Des hommes et des femmes assis par terre. Hommes en costume cravate, femmes en tailleur, mines graves.
Ils sont assis sur une moquette bleue, devant les fauteuils vides de ce qui semble un hémicycle. Et c'est bien un hémicycle : celui de la chambre des représentants américaine, à Washington.
John Lewis, que l'on voit à la gauche de l'image, est le seul parlementaire américain encore en vie à avoir connu Martin Luther King. Né en 1940, il est représentant démocrate de la Georgie. Les medias américains, comme un seul homme, toute la soirée d'hier, l'ont désigné comme une "icône de la lutte des droits civiques". Le 22 juin 2016, dans la soirée, avec une quarantaine d'autres représentants, Lewis s'est assis devant les gradins du Parlement, devant une forêt de pancartes portant les photos de la tuerie d'Orlando. Ils ont décidé qu'ils y resteraient aussi longtemps que la majorité républicaine n'aurait pas mis au vote une loi restreignant les ventes d'armes. "No bill no break". Pas de loi pas de pause.
Ils restent donc assis, tandis que se poursuivent des prises de parole à un pupitre improvisé. On est quelque part entre Nuit debout, et le serment du Jeu de paume. Comme Nuit debout, d'ailleurs, la rebellion a inventé ses medias. Si le monde entier a pu voir ces images apparemment sans précédent (selon Laurence Haïm, correspondante de Canal+ aux USA, bien connue ici depuis dimanche) ce n'est pas grâce au "speaker" républicain de la Chambre, Paul Ryan, qui a fait couper le flux video officiel dès le début de l'interruption, au prétexte que la Chambre n'est pas régulièrement en session. Mais Facebook Live et Periscope, qui se tirent désormais la bourre sur le créneau de la video en direct, ont pris le relais. Et C-Span, la chaîne parlementaire, privée d'images officielles, s'est empressée de reprendre les flux des rebelles, épousant elle-même une rebellion sans précédent contre la majorité républicaine, et imitée par d'autres chaînes comme NBC (mais, tiens, pas Fox News).
Ne soyons pas trop dupes de la beauté de la scène, ni même de la beauté des mots de Lewis, "Sometimes you have to make a way out of no way", (où il n'y a pas de chemin, il faut parfois se faire un chemin) référence religieuse.. Les parlementaires démocrates n'ont sans doute pas choisi leur date par hasard, et le"No bill no break", immédiatement salué sur Twitter par Obama et Clinton (Bill), est sans doute une manière de s'inscrire dans la campagne présidentielle post-Orlando (la faute aux armes en vente libre, contre la faute à l'immigration musulmane). Mais quel que soit l'avenir de l'initiative politique, le 22 juin 2016 restera au moins une date importante dans l'histoire de la video en direct. Ce sont Periscope et Facebook, qui auront montré au monde cette image d'un sursaut de la conscience humaine, cette image incongrue et imprévisible, cette image mythologique de la politique perdue.