Tour Montparnasse : le "Monde" épargne Xavier Niel

Tous les samedis, l'édito médias d'Arrêt sur images, cette semaine signé Loris Guémart, envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !

Il y a les mauvais milliardaires magnats des médias français. Jadis, c'était Robert Hersant le papivore, qui menait d'une main de fer ses quotidiens nationaux et régionaux. Hier, c'était Serge Dassault, qui s'assurait que le Figaro soutiendrait autant les ventes de ses avions de chasse que la candidature de Nicolas Sarkozy. Aujourd'hui, évidemment, c'est Vincent Bolloré, qui applique les recettes des deux précédents, moins l'hypocrisie habituellement pratiquée à propos de l'indépendance de ses rédactions – hop, je rachète, hop, je choque les journalistes, hop, la porte est par là, hop, j'embauche mes petits soldats d'extrême droite tous le doigt sur la couture du pantalon. Et bientôt Bernard Arnault, qui a décidé qu'il était temps d'en finir avec le semblant d'indépendance dont pouvaient jusque-là légitimement se persuader les journalistes des Échos et du Parisien.

Il y a aussi les milliardaires magnats des médias français acceptables. Il y a bien sûr l'oligarque tchèque Daniel Kretinsky (Kretinsky n'étant pas français, personne ne lèvera les bras au ciel d'indignation en me lisant employer ce terme). Lui est pro-européen, et laisse ses médias à peu près libres. Du moins selon la tradition historique du milliardaire à la tête d'un empire médiatique : il se contente de nommer des chef·fes qui partagent peu ou prou ses idées, et de quelques interventions éditoriales directes aussi grossières que ponctuelles. Un peu comme François Pinault avec le Point. Ou Patrick Drahi avec BFMTV, et Libération qu'il prétend avoir confié à un fonds de dotation (qu'il contrôle, hum). Je citerais bien aussi Alain Weill avec l'Express, ou Matthieu Pigasse, propriétaire des Inrocks, mais ils ne sont "que" multimillionnaires, les pauvres.

Et puis, il y a Xavier Niel. Que dis-je, le bon Xavier Niel, ce milliardaire qui possède Nice-Matin, France-Antilles ou Paris-Turf. Et fait fleurir la presse indépendante ! En ayant jadis aidé la naissance de Mediapart avec 1,2 millions d'euros (aujourd'hui rendus), ou celles des Jours, de Marsactu et d'Atlantico – et même celle d'Arrêt sur images avec un don de mille euros, ai-je découvert cette semaine dans notre propre FAQ d'équipe. Mais aussi, plus récemment, en finançant les créations du site écologique d'Hugo Clément Vakita, et du site d'enquêtes économiques l'Informé avec une bonne partie de la rédaction du magazine Capitalayant fui Vincent Bolloré. Xavier Niel, donc, n'interviendrait jamais directement dans les médias qu'il finance ou contrôle.

Bref, le magnat des médias qu'on aime, celui qui finance le journalisme par bonté d'âme. À une époque où les médias, dépossédés de leur manne publicitaire par les Gafam, ont plus que jamais besoin d'argent. De quoi presque faire oublier son sparadrap du capitaine Haddock bien à lui* : "Quand les journalistes m'emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix." Avec un succès, disons, mitigé concernant les médias indépendants. On pense bien sûr à Mediapart, dont le cofondateur Laurent Mauduit colle aux basques du milliardaire, de ses manœuvres capitalistiques autour du groupe le Monde et de son "embrouille" du fonds de dotation censé rendre le Monde indépendant de son actionnaire principal.

Parlons du Monde, justement, qui a pour habitude de préciser, lorsqu'il mentionne Xavier Niel, qu'il est "actionnaire à titre individuel du Monde". Le 12 décembre, une rubricarde "tourisme" du quotidien se penche sur l'Observatoire de la tour Montparnasse parisienne. Que désertent les touristes, au désespoir de la société gestionnaire Magnicity (elle exploite aussi, entre autres, la célèbre tour de la télévision de Berlin). "En cause : un conflit brûlant, porté devant le tribunal de Paris, entre Magnicity et le syndic de la tour", écrit le Monde, la polémique étant surplombée par un projet de rénovation de l'ensemble de la tour et de son parvis.

Sauf que le Monde ne dit pas tout dans cet article. En particulier, il ne dit pas que Xavier Niel, "actionnaire à titre individuel du Monde" donc, est lui-même engagé dans des opérations immobilières d'importance au sein de la tour Montparnasse. Dont il a récemment acquis le 55e niveau (la tour en compte 59) et d'autres morceaux pour 15 millions d'euros. "Certains copropriétaires imaginent un projet incluant le sommet de la tour", expose même la Lettre qui dévoilait l'information en octobre. Gageons que l'autrice du Monde – qui n'a pas répondu à la sollicitation d'ASI – n'en avait pas connaissance. Et a écrit son article en toute indépendance, sans se douter que l'absence du nom de l'"actionnaire à titre individuel du Monde" pouvait quelque peu amputer son récit d'un nécessaire contexte capitalistico-immobilier.

Difficile, cependant, de ne pas noter l'étrange timidité du Monde à propos des opérations immobilières de Xavier Niel dans la tour Montparnasse. En mars 2019, déjà, la Lettre révélait que le fondateur de Free avait acquis le "cube", l'immeuble de 11 étages jouxtant la tour et compris dans l'ensemble immobilier. Si le Parisien et Capital reprenaient l'information, le Monde n'en a jamais fait état. Ce n'est pas faute d'intérêt du quotidien pour la tour Montparnasse. En témoignent les nombreux articles publiés ces dix dernières années, par exemple en juillet 2019, ainsi qu'en 2018, maisaussi en 2017, ou en 2016. De quoi faire douter les esprits soupçonneux. Et regretter qu'un si grand nombre de médias français dépendent du bon vouloir de quelques oligarques – il est temps de nommer les choses –, même quand ils se présentent avec les meilleures intentions du monde.

*  "Quand les journalistes m'emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix." Xavier Niel est censé avoir prononcé cette phrase en 2010 face au président du directoire du Monde d'alors Éric Fottorino, alors qu'il se positionnait pour devenir actionnaire du quotidien. Une révélation de la journaliste Odile Benyahia-Kouider dans son ouvrage de 2011 sur le rachat du Monde. Phrase confirmée dans un livre-enquête sur Xavier Niel coécrit par le journaliste Emmanuel Paquette en 2016. Le patron de Free lui aurait en effet répondu l'avoir dite "en off" et "sous forme de boutade" (ce qu'Odile Benyahia-Kouider dément), tandis qu'Éric Fottorino n'en avait pas souvenir, dévoilait en 2018 un article de la rubrique CheckNews de Libération. Mais son histoire ne s'arrête pas là. En 2022 lors d'une audition devant le Sénat, sous serment donc, Xavier Niel a cette fois-ci déclaré : "Je n'ai jamais dit cette phrase. Mes détracteurs, mes concurrents, me la font toujours porter. Cela me fait tellement plaisir de leur faire plaisir que je suis obligé de continuer de soutenir que j'ai prononcé ces mots. Alors je dis que j'ai tenu ces propos en off, je ne sais plus quoi inventer. D'après un livre, je suis censé avoir tenu ces propos au fondateur du 1, Éric Fottorino, en tête-à-tête. Le 1 est un journal fantastique. Le problème c'est que même Éric Fottorino affirme que je n'ai jamais dit cela. En même temps, cela me fait tellement de peine de le nier."