"Déséquilibrés" : quand la presse malmène la psychiatrie
Isabelle Bordes - - Déontologie - Source police - 23 commentairesLa maladie psychique met à mal la déontologie journalistique
Que le suspect d'un crime soit taxé de folie, et tout déraille : les titres se mettent à racoler plus que de mesure. L'attention portée aux personnes s'effondre. Comme le montrent ces tristes formules de "monstres" ou "forcenés" dont tout le monde se moque. Les malades psychiatriques sont-ils plus violents que la moyenne ? Non. Ils sont au contraire plus souvent victimes.
Combien de "monstres"
et autres "coups de folie"
ont conduit le lecteur à se plonger dans un fait divers paraissant plus atroce que la moyenne ? Mais combien de
"
déséquilibrés
"
"abattus par la police"
dans l'indifférence générale ? Dans le traitement des faits divers, la considération de la maladie mentale reflète celle de la société en général : c'est un sujet en marge. Elle est teintée de la même crainte, du même rejet, comme si elle ne pouvait pas toucher tout un chacun. Une peur et un dégoût - de bons moteurs pour l'audience - que des médias ne se gênent pas d'utiliser.
C'est un "forcené"
à Nancy, "abattu"
- comme un animal donc - par la police après qu'il avait "balancé"
(sic) tout son mobilier par la fenêtre. "Même le frigo"
précise le rédacteur de L'Est républicain
, qui semble y trouver de l'intérêt. Et ? Et c'est tout. Puis l'homme aurait brandi un couteau face aux policiers, qui auraient tiré dans son thorax... Mortellement. On ne comprend rien d'autre, on nous parle d'une "crise" mais on ne sait de quoi. Comme pour le règlement de compte ; comme pour le "connu de la police" ;
ce traitement méprisant éloigne le lecteur et le réconforte : il n'est pas concerné.
Ça s'est passé à l'autre bout du pays, mais La Dépêche reprend une info de Nord-Eclair pour titrer : "«
Ils auraient dû me prévenir…» Parce qu'il n’aime pas la nouvelle couleur de sa chambre, il met le feu à toute la maison".
Avec une belle photo d'incendie, et une légende sans égard pour ce logement "parti en fumée",
comme un simple bout de papier. C'est encore Le Progrès
qui titre :"Habillé en princesse, un homme atteint de schizophrénie percute un couple et son bébé au péage".
Ou Le Populaire
qui annonce :
"Limoges : ils braquent un bar-tabac après s'être rencontrés en hôpital psychiatrique
". Des formules tapageuses qui assurent à ces médias d'être lus. Mais quid du respect dû à n'importe qui, y compris aux mis en cause malades ? Quid de l'attention portée à la vulnérabilité des personnes dont on dévoile parfois l'identité ? Sans parler de l'atteinte à la vie privée quand on nomme une maladie psychiatrique, sans même avoir consolidé l'info auprès d'une source médicale.
Pas de secret médical mais des règles déontologiques
Les journalistes ne sont pas astreints à respecter le secret médical. En revanche, les trois chartes déontologiques de référence en France préconisent le respect "de la dignité des personnes et la présomption d'innocence", et de "la vie privée des personnes". Mais les maladies mentales sont moins respectables que d'autres pathologies, visiblement. Dans l'affaire de braquage à Limoges, la rédaction pourra faire valoir la mise en avant de l'originalité d'un fait. En l'occurrence la rencontre des deux prévenus dans un hôpital psychiatrique quelques mois auparavant. Oui mais. S'ils s'étaient croisés au service pneumologie, ou addictologie, l'aurait-on précisé en titre ? Le réflexe eût été : "non, car maladie= santé= vie privée". Mais là, comme il ne s'agit pas, pense-t-on, de "gens comme nous", on s'autorise des libertés avec les grands principes. Racoler pour être vu et vendre un taux de clic aux annonceurs, c'est une politique éditoriale commune, après tout.
La presse nationale ne fait pas mieux, avec Le Figaro qui se repaît d'affaires de cannibales , y compris anciennes. 20minutes
l'a fait il y a 20 ans avec l'affaire du boucher de Salleboeuf. Le titre - qui parlait du mis en cause comme d'un boucher "sur le grill" - a heurté. Ce jeu de mots en dit long sur la condescendance à l'égard des parties prenantes de l'histoire. Libé
n'avait pas fait mieux, s'amusant à titrer tout en assonances pour une agression faisant plusieurs blessés graves, avec son "Coup de sang à l'heure des croissants". L'affaire avait été pourtant sérieuse, aboutissant à une décision rare : le tribunal avait prononcé l'acquittement de l'accusé pour abolition totale du discernement, en vertu de l'article 122-1 du Code pénal.
Depuis, du chemin a été fait, notamment grâce des soignants mobilisés contre la stigmatisation de leurs patients à longueur de colonnes ou de flash info. Des recherches scientifiques relayées par des collectifs de patients ou de leurs proches ont prouvé la propension des médias à parler peu et mal des troubles de santé mentale, et principalement sous l'angle des faits divers. La recherche d'Obsoco, sur un corpus de plus d'1,3 million d'articles entre 2011 et 2014, avait ainsi conclu que la schizophrénie notamment était "un
sujet
ignoré et mal traité"
, et que "la presse française rela[yait] globalement le cliché selon lequel le malade atteint de schizophrénie serait intrinsèquement dangereux".
Des organismes publics comme Psycom ou des collectifs se démènent toujours pour faire entendre raison aux médias négligents ou aux journalistes trop pressés, proposant, ici, des précautions de vocabulaire (exemple : ne pas utiliser "autisme" comme une insulte), fournissant, là, des données objectives. Ils orientent même vers des banques d'images autres que celles qui glacent le sang comme celle finalement dépubliée par 24matins.fr (photo en haut à droite ci-dessous) ou choisie par... Le Quotidien du médecin
pour illustrer la méconnaissance de la schizophrénie par les soignants eux-mêmes. On y voit un homme hurler derrière une vitre dans une lumière hospitalière, façon Hitchcock.
Mais la tendance à titrer sur la maladie mentale d'un suspect - et la fascination qui mène à cliquer dessus - perdurent. En témoignent plusieurs faits rapportés cet été. Quand Libération
accorde de l'attention au malade finalement tué par un gendarme, Le Parisien
met l'accent sur la fourche brandie comme une arme, le JDD
préférant lui, titrer sur "l'individu schizophrène"
en précisant : "Selon la police, l'homme avait été diagnostiqué «
schizophrène en rupture de traitement
»". Une formule
qui sonne comme une infraction.
Cette habitude de titrer sur la maladie psychique d'un auteur présumé est d'autant plus gênante qu'elle induit le public en erreur. Dommage, pour des journalistes tenus à l'exactitude.
La mention de la maladie (éventuelle) est doublement hors sujet. Déjà, le fait de souffrir d'un trouble psychiatrique n'épuise pas les causes d'une infraction, et, dans les premières heures qui suivent les faits, aucune journaliste n'est en mesure d'avoir vérifié la pertinence de cet élément d'information au point de lui accorder une priorité et de l'inscrire en titre. Par ailleurs, rien ne prouve qu'une pathologie psychique intervienne, davantage qu'un autre facteur, dans un passage à l'acte. C'est ce qu'expliquent le vice président et la présidente du Syndicat des psychiatres hospitaliers sur infirmiers.com :
"Les patients étiquetés «psychiatriques» sont statistiquement moins violents que la population dite «normale» [et sont] plus souvent victimes d'agressions",
note Jean-Pierre Salvarelli. Marie-José Cortès rappelle que le lien entre maladie et passage à l'acte n'est pas prouvé.
"Les pires atrocités ne sont pas l'apanage des malades mentaux"
Les chiffres le prouvent en effet. Selon le ministère de la Santé, la maladie mentale touchait 13 millions de Français en 2023, 3 millions d'entre eux souffrant de troubles psychiques sévères. Sachant que 2 à 5% des homicides sont commis par des personnes atteintes de ces pathologies graves. Comme souligne Daniel Zagury, psychiatre reconnu et expert auprès des tribunaux, en introduction de son livre La Barbarie des hommes ordinaires
: "Les pires atrocités ne sont pas l'apanage des malades mentaux".
A propos des massacres qui jalonnent l'histoire ou les crimes ou attentats qui marquent l'actualité, il remarque finement qu'"il n'y a pas suffisamment de malades, de psychopathes ou de pervers pour déshonorer à ce point l'humanité. C'est elle-même qui s'y attelle"
. Ce qu'une blogueuse repérée par la chercheuse Blandine Rousselin dit autrement, avec humour : "Si les schizophrènes étaient des tueurs, la seule représentation à laquelle ils ont droit dans
les médias, la France serait un champ de bataille permanent, puisqu’elle compte 600000
schizophrènes."
Autre fait objectif : seules 0,44% des poursuites menées en 2019 ont été abandonnées en raison de troubles psychiques ou neuropsychiques relevant de l'article 122-1 du Code pénal. C'est ce qu'ont constaté les rapporteurs d'une mission flash de l'Assemblée nationale sur le sujet. Rappelons enfin que les personnes atteintes de troubles psychiques sont en revanche beaucoup plus victimes d'agressions de tout type que les personnes en bonne santé mentale : de 7 à 17 fois plus, indique la Haute autorité de santé.
Alcool, stupéfiants, traumatismes... voilà les ingrédients récurrents
Alors, pendant qu'on se fait peur à mettre en exergue les troubles psychiques d'un agresseur présumé, on oublie de souligner la fréquence de facteurs bien plus importants dans la commission d'infractions. Des facteurs établis objectivement, tant par les statistiques que la recherche médicale. La prise de stupéfiants licites (comme l'alcool) ou illicites, par exemple. 40% des personnes impliquées dans une bagarre ont pris de l'alcool dans les deux heures qui précédaient, rappelle le chercheur en psychologie sociale Laurent Bègue. Et "d
eux tiers des victimes de violence perpétrée par un partenaire intime indiquent que ce dernier était sous l’influence de l’alcool lors de la commission des faits"
, relève-t-il dans une publication de 2017.
Jean-David Zeitoun, qui vient de publier un livre très éclairant sur Les causes de la violence,
recense
dans une interview passionnante auFigaro
"trois types de causes proches"
du passage à l'acte violent :
"
D'abord, la culture, comme celle des États-Unis, qui favorise la violence voire la valorise. Ensuite, les expériences de vie négatives, notamment dans l'enfance, qui rendent les individus insensibles et impulsifs. Les traumatismes infantiles multiplient par huit le risque de violence et par trente celui de suicide. Enfin, des facteurs physiques comme l'alcool, les drogues, les substances polluantes affectant le cerveau."
La population carcérale en témoigne
L'analyse des populations carcérales corrobore l'importance de ces facteurs. L'étude nationale effectuée pour le ministère de la Santé montre que les trois quarts des hommes interrogés en maison d'arrêt - en majorité condamnés pour des délits, donc - avaient subi des traumatismes liés à des négligences ou des abus dans leur enfance, souffrent de troubles de l'humeur (pour un tiers) et de l'anxiété (idem). La moitié présente un trouble lié à une addiction. Ils subissent aussi une désocialisation bien plus importante que la population générale, vivant seuls (60% du panel), sans emploi pour 30%, sans logement pour 10%... Et subiront dans les cinq ans suivant leur sortie de prison une mortalité 3,6 fois supérieure à la moyenne.
De l'intérêt d'une info utile
Alors, à quoi bon persister à titrer sur un caractère pathologique dans un fait divers ? Les médias français seraient inspirés de consulter le Code de déontologie belge. Il précise dans son article 25 : "Les journalistes respectent la vie privée des personnes et ne révèlent aucune donnée personnelle qui ne soit pas pertinente au regard de l’intérêt général".
Cela éviterait bien des amalgames et autant de préjugés. C'est pourtant une autre obligation déontologique que de ne pas "nourrir la haine ou les préjugés" et "éviter de faciliter la propagation de discriminations fondées sur l’origine géographique, raciale, sociale ou ethnique, le genre, les mœurs sexuelles, la langue, le handicap, la religion et les opinions politiques" , comme le stipule l'article 9 de la Charte mondiale.
Côté politiques, on capitalise sur ces frayeurs. Pas besoin de dessin, quand le ministère de l'Intérieur passe des mains de Gérald Darmanin à Bruno Retailleau. Ce tout en ayant laissé le secteur de la santé psychique en déshérence depuis des décennies, on nuit gravement aux personnes atteintes par les maladies mentales, soit quelque 13 millions de personnes en France.
Les professionnels de la santé psychiatrique expliquent combien la stigmatisation des pathologies mentales accroît l'isolement des malades, mais aussi parfois les symptômes de leur maladie. Le danger ultime étant pour eux le risque de suicide, décuplé pour certains malades. Le médecin Jean-David Zeitoun rappelle une vérité utile : "L
a couverture médiatique donne l'impression que la violence est plus répandue qu'elle ne l'est réellement. Par exemple, en France, les homicides causent environ 1000 décès par an, ce qui est trop, mais très inférieur aux 400 décès par jour par maladie cardiovasculaire et 430 par jour par cancer. Il y a aussi 8000 à 9000 suicides par an. Je ne crois pas qu'on parle 8 ou 9 fois plus des suicides que des homicides."
Cet acharnement à ne pas voir ce que révèlent la plupart des faits divers de la société est étonnant. Il en va de la responsabilité des journalistes de les mettre au jour. D'éclairer, de contextualiser, de hiérarchiser. Cela vaut pour les faits divers, aussi. Sans se laisser aller à la fascination répulsion contre tout ce qui n'est pas soi.