"Règlement de comptes" : une conclusion à bon compte
Isabelle Bordes - - Médias traditionnels - Déontologie - Source police - 27 commentairesPourquoi porter ce soupçon sur les victimes?
Des coups de feu, un mort, des blessés. "Connus de la police". Trafic, drogue, quartier populaire. Comme des tags, ces éléments d'information amènent souvent à titrer sur un "règlement de comptes". Mais qu'en est-il exactement? Petit détour dans les méandres des événements récents.
Ce matin-là, c'est la mort d'un enfant qui ouvre les titres à la radio. J'entends "quartier populaire de Nîmes", "en proie à des trafics", "la piste du règlement de comptes privilégiée". Règlement de comptes, un enfant ? Je sursaute. Et grimace. Ça va encore trop vite : à 8 h ou 9 h, on ne sait rien, ou si peu, d'un événement survenu dans la nuit. Les sources se réduisent sans doute à une seule : la police ou la gendarmerie. L'enquête démarre à peine. Mais pourtant, avec les seuls éléments des forces de l'ordre, on résout déjà l'équation fusillade + quartier miné par le trafic de drogue + connus de la police par "c'est peut-être un règlement de comptes". Or, cette expression a une signification bien particulière. Et soulève des enjeux en proportion. Un règlement de comptes, selon les dictionnaires, ça dit des représailles, une vengeance, une façon de solder un différend. On n'est pas loin du contrat, du donnant-donnant. Œil pour œil, c'est la règle dans le milieu, le risque à payer, quoi.
Pour l'auditeur ou l'auditrice lambda, à des années lumière de cette loi mafieuse, "règlement de comptes" dit match nul, malfaiteur contre malfaiteur, criminel contre criminel ("match retour"
, disent certains policiers). Cela ne le regarde en rien et l'exonère de toute empathie. Voire, de toute réflexion. Ce n'est pas son monde, "ils l'ont cherché", "qu'ils restent entre eux", "tout ça ce sont des affaires de drogués". Il y aurait presque quelque chose d'un désordre évité, d'un ordre maintenu. Après tout, si les "comptes" sont "réglés", c'est clair. On peut passer à autre chose.
Une nouvelle chronique
Isabelle Bordes, longtemps journaliste à "Ouest-France", travaille aujourd'hui sur des sujets au long cours et des ateliers d'éducation aux médias. Sa chronique, dont voici le premier opus, se concentrera sur les faits divers. Comment les journalistes travaillent-ils sur ces sujets sensibles ? Comment gérer les sources policières, pourvoyeuses d'infos (mais aussi d'éléments de communication) ? Bienvenue dans "Source police", une fois par mois sur notre site !
La force d'un tweet ministériel
Mais ce 22 août 2023, un enfant est de la partie. "Innocent", a priori, dans l'imaginaire – et la réalité ! – collectif. Cette simple mention aurait pu retenir les rédactions de suggérer si vite une "piste privilégiée", mais non. Ce n'est qu'à la mi-journée, après la conférence de presse de la procureure de la République de Nîmes, que les titres portant cette mention seront rectifiés. À raison. Parce que ces titres ou lancements évoquant le règlement de compte induisaient le public en erreur. Pourquoi prendre ce risque de l'erreur, faute majeure pour un·e journaliste, pourquoi aller si vite?
Un premier élément d'explication réside sans doute dans un tweet signé du premier flic de France. À 8 h 17 le 22 août, soit moins de dix heures après une fusillade qui a eu lieu après 23h, Gérald Darmanin tweete : "Nîmes : un enfant de 10 ans tué lors de ce qui semble être un règlement de comptes entre trafiquants. C'est un immense drame qui ne restera pas impuni. La police a déjà interpellé de nombreux trafiquants ces dernières semaines et va intensifier sa présence avec fermeté."
En reprenant ce que des journalistes ont obtenu par ailleurs, notamment grâce au travail de terrain deMidi Libre ou de France Bleu Gard Lozère, le ministre de l'Intérieur semble consolider l'information. Bien que la source reste unique (la police), Franceinfo publie dès 7 h 29 des informations sur ce fait divers mortel. Idem pour la presse locale qui a, hélas, une certaine habitude des faits de violence dans les quartiers pauvres de Nîmes, et probablement des relations de confiance avec les forces de l'ordre. Cette accoutumance explique qu'ils indiquent, si vite après les faits, la façon dont s'oriente l'enquête, même s'il ne s'agit que d'une hypothèse. C'est peut-être une façon inconsciente de remercier leur source, ou la volonté d'asseoir leur crédibilité par le contact qu'ils ont avec "une source proche de l'enquête". Mais est-ce si utile, quelques heures après les faits, de proposer au public une seule possibilité d'explication ?
Respecter la dignité, obligation déontologique
Par égard pour la victime et ses proches, les médias prompts à dégainer cette hypothèse auraient pu choisir la prudence et éviter la formule. Le respect de la dignité fait partie des règles déontologiques des journalistes: "
Le/la journaliste respectera la vie privée des personnes. Il/elle respectera la dignité des personnes citées et/ou représentées [...]",
détaille l'article 8 de la Charte mondiale d'éthique, votée par la Fédération internationale des journalistes en juin 2019. En rédigeant leurs titres ou lancements, à 7 h ou 8 h, rédacteurs et secrétaires de rédaction auraient dû peser leurs mots, choisir les éléments les plus sûrs et les plus importants, éviter "la piste du règlement de comptes".
Se contenter d'évoquer le contexte de violence, et les armes lourdes utilisées qui vont conduire les enquêteurs à chercher les auteurs d'abord parmi les trafiquants de drogue.
Cette formule facile utilisée dans l'urgence étonne d'autant plus que l'implication d'enfants dans ce fait divers pouvait laisser penser à une erreur de cible des tueurs. Qu'apportait cette "hypothèse privilégiée par les enquêteurs"
à ce moment-là, sinon, encore une fois, rassurer le public extérieur à ces quartiers de Nîmes, et creuser un peu plus le fossé, par effet inverse, entre cette population nîmoise et le reste de la France ? À la mi-journée, la procureure de la République met donc les points sur les "i" : "Indéniablement, la famille victime n'est absolument associée d'aucune façon, ni avant ni actuellement, dans des faits de nature pénale (...). Elle a eu pour seul malheur de passer au mauvais endroit au mauvais moment."
Indéniablement, absolument, d'aucune façon... La procureure a choisi les mots pour effacer ce soupçon de règlement de comptes qui a pu peser sur les victimes après les premiers titres du matin. De fait, titres et articles sont remis à jour sur la plupart des sites d'information, insistant désormais sur les "victimes collatérales"
. On ne trouve guère plus que le Figaro pour continuer à titrer sur un "probable règlement de comptes" encore deux jours après (dans un mix de vidéos disparates et mis en musique qui laisse songeur).
Bien sûr qu'un règlement de comptes dit quelque chose d'une société et peut éclairer, en l'occurrence, la vie quotidienne des habitants d'un quartier. Souligner l'emprise d'un réseau de délinquance, l'engrenage de la violence, et la difficulté des autorités à faire régner l'état de droit. Voire l'impuissance, ou le manque de volonté politique.
Cela peut même alerter sur l'abandon d'une population qui compte parmi les plus pauvres de France, et depuis longtemps : les quartiers nîmois Pissevin et Valdegour, où sévissent les affrontements de truands dénoncés sur toutes les télés fin août, sont parmi les plus pauvres de France. Plus des deux tiers de leurs habitants (69,1%) vivent sous le seuil de pauvreté, indique l'Observatoire des inégalités. Et ces deux quartiers nîmois faisaient déjà partie des 22 secteurs où le ministère de l'Intérieur voulait mener en priorité la lutte contre la délinquance... en janvier 2004.
Les journalistes ont d'ailleurs été nombreux à se saisir de ce fait divers pour se pencher sur la situation particulièrement critique de cette population d'un secteur de Nîmes. C'est précisément leur rôle. Cela aura sûrement favorisé la prise de conscience du public, et compensé un peu chez lui la première réaction blasée ou indifférente induite par la mention "règlement de comptes".
Dans la plupart des articles récents trouvés sur Google qui invoquent un règlement de comptes, il est précisé que la victime a eu des démêlés avec la police ou la justice. Comme s'il y avait un automatisme. Mais on sait rarement si ces démêlés relèvent de délits routier, de consommation de cannabis, de vol à l'étalage ou de crimes. Et tant que l'enquête, par l'audition des mis en cause et des témoins, n'a pas établi une relation directe entre l'attaque et une volonté de représailles, la formule "règlement de comptes" devrait rester à l'état de notes dans les calepins des journalistes. Faute de preuve. Faute de vérification et recoupements possibles. Un délinquant peut être visé par "erreur", pour un autre motif. Et ce n'est de toute façon pas "bien fait pour lui", comme on pourrait le penser en apprenant que la victime avait des choses à se reprocher. Sauf à se réjouir d'une justice parallèle, hors état de droit.
Exemple à Clichy-la-Garenne, en région parisienne. À 23 h 45, vendredi 6 octobre, "un jeune homme de 19 ans se trouve en bas de son immeuble en compagnie de ses amis,
nous apprend le Parisien
sur son site, le lendemain matin. Il est assis sur un banc et mange un sandwich. Soudain une détonation retentit. Le groupe pris de panique se
disperse. La victime est ensuite retrouvée allongée par terre par ses copains qui préviennent aussitôt les secours."
La scène racontée ici, dans sa simplicité, oppose parfaitement la bonhomie quotidienne de ce sandwich mangé en bonne compagnie, et ce coup de feu. La lecture suffit à ressentir l'irruption insupportable de la violence, sa gratuité.
Mais le lecteur du Parisien
en aura une appréciation faussée par le titre, qu'il a lu en premier : "Règlement de comptes à Clichy-la-Garenne : un jeune de 19 ans touché d'une balle dans le cou"
. Puis, dans le chapô (ou introduction, dans le jargon journalistique), il a appris que ce jeune homme était "connu des services de police".
Alors il aura sûrement passé son chemin, évité une réflexion, été conforté dans ses biais cognitifs : au mieux, ça ne le regarde pas, au pire, ça ne l'étonne pas "de ces gens-là", "de ces quartiers-là".
Connu de la police, donc coupable?
Comme à Nîmes, à ce moment des faits, quand l'enquête policière démarre à peine, nul ne sait en réalité s'il s'agit de représailles entre malfaiteurs. Il me semble qu'il se pose un problème éthique à induire en erreur le public sur ce qui a conduit à l'attaque ou au meurtre. Car la victime d'un règlement de comptes est considérée comme coupable. Puisqu'elle figure dans le camp des délinquants, des "non innocents". Cette pseudo-explication accuse un blessé, un mort. Blessant sa dignité, et celle de ses proches. Manquement déontologique ? Éthique ? À coup sûr si l'info n'est pas vérifiée.
Alors pourquoi cette facilité ? On peut se le demander. En voyant l'expression soulignée en gras, à l'instar des citations ou des mots "arme lourde",
chez Midi libre dès le matin du 22 août pour le drame de Nîmes. Ou en découvrant le titre d'un sujet diffusé au 13 Heures de TF1, le 7 octobre : "«Un règlement de comptes sur le Vieux-Port, c'est dingue» : Le choc à Marseille après une fusillade".
Ce genre de titre booste le référencement sur Internet. Mais, surtout, c'est un titre faux. Parce que la fusillade n'a pas eu lieu "sur" le Vieux-Port mais sur une place à proximité. Parce qu'au lendemain de ces coups de feu tirés la veille au soir, nul ne sait pourquoi un jeune homme a été visé. La chaîne précise qu'il est "connu des services de police pour plusieurs délits". Et finit par écrire noir sur blanc, sur son site : "Pour l'heure, il est impossible d'affirmer qu'il s'agit – ou non – d'un règlement de comptes". Mais alors, ce titre ? Détail intéressant : au journal de 13 heures, le reportage était sous-titré plus sobrement : "Marseille, nouvelle fusillade en pleine rue".
Sans doute que le titre aura été forcé pour le sujet web, publié à 17 h 17, pour favoriser les clics.
Fallait-il "amuser" la galerie des téléspectateurs de TF1 en inventant un "règlement de compte"
début octobre près du Vieux-Port alors que la cité phocéenne déplorait en août plus d'homicides commis dans des contextes de rivalité entre narcotrafiquants que durant toute l'année 2022 ? Avec une mutation du phénomène telle que la procureure de la République de Marseille est venue expliquer à la rédaction de France info le 6 septembre que la notion de règlement de comptes ne convenait plus pour décrire ces fusillades, préférant le terme de "narchomicides"
?
Le temps de l'investigation
Alors oui, bien sûr, il faut informer. Mais en respectant les temps de la production de l'information. Celui de l'urgence où la prudence est de mise, y compris parce que la réflexion est difficile dans l'émotion et le stress ; puis celui de l'investigation, puis celui de l'analyse. C'est dans les premières heures après la mort d'un homme qu'il faut retenir sa plume, penser à sa responsabilité de journaliste, à la possibilité d'induire le public en erreur, au risque de blesser la dignité de ceux dont on parle sans réplique possible, à la probabilité de favoriser des amalgames. Tout cela relevant de fautes déontologiques : le défaut d'exactitude, l'accusation sans preuve, la distorsion des faits, le manque de respect, la propagation des préjugés... On ne peut pas risquer l'erreur quand on parle d'un meurtre. D'un assassinat, même. Quand on parle d'un tueur et de sa victime. D'un homme qui a prémédité son action et de proches en deuil. Pas de symétrie : il y a bien celui qui tire et celui qui tombe.
Le fait divers est une drôle d'info, qui affole le public mais le soulage aussi par ce "ouf, ça ne me concerne pas". En jouant trop vite la carte de l'explication totale, qui résume l'affaire et la relègue dans le quotidien peu envié des quartiers minés par les trafics de drogue, les journalistes ne rendent service à personne. Au lieu de donner à comprendre, ils referment dès le début de l'info les portes de la réflexion, confortant des opinions déjà ancrées. Les politiques n'ont plus qu'à surfer. Alors, défaillance déontologique ou choix éditorial revendiqué dans un but commercial ou idéologique, peu importe finalement. Mais sur le plan éthique, on pourrait au moins convenir ensemble qu'une victime est toujours une victime. "Connue des services de la police", ou pas. Les différencier, c'est envisager un "règlement de comptes" comme un ordre acceptable, précisément.