Anis, 15 ans, tué à Poitiers : cas d'école des jeunes vus par les médias

Isabelle Bordes - - Médias traditionnels - (In)visibilités - Source police - 29 commentaires

Lorsqu'il s'agit de mineurs et de violence, les médias semblent indifférents aux victimes mais obsédés par les auteurs

Il n'est pas un fait divers impliquant "des jeunes" sans un talk-show réactionnaire débridé derrière. Comme si le phénomène de la jeunesse délinquante était neuf. Comme si, surtout, on parlait tout autant des victimes chez les moins de 18 ans. Elles sont pourtant au moins six fois plus nombreuses que les jeunes condamnés. Illustration avec le drame de Poitiers.

Le drame récent de Poitiers, qui a vu un adolescent, Anis, 15 ans, tué, reflète comment l'idéologie qui commande souvent le traitement des faits divers conduit à piétiner les règles déontologiques. La scène a eu lieu le 31 octobre, devant un kebab, "alors qu'une soirée Halloween organisée par une association avait rassemblé de nombreux jeunes à proximité", note Le Monde. Une fusillade a éclaté. Elle a fait un mort - Anis - et quatre blessés. Un suspect a depuis été mis en examen.

Pour certains médias, ce n'est pas tant la mort du jeune Anis qui a compté, que le nombre de jeunes supposément impliqués dans l'agression. Quitte à publier des erreurs factuelles. Comme Europe 1. La radio parle dans son titre, le 1er novembre au matin, de "centaines" d'auteurs : "Poitiers : cinq blessés graves, «400 à 600 personnes impliquées»... Ce que l'on sait de la fusillade qui a éclaté jeudi soir". Elle reprend là une info délivrée sur BFMTV, dans une interview du ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau. Dedans, il parle de "narcoracailles".

Fake news de "400 à 600" personnes impliquées

Pourtant, dans le même sujet d'Europe 1, une policière interviewée par le reporter d'Europe 1 évoque plutôt "une soixantaine" de personnes. Information à laquelle le procureur de Poitiers apporte d'importantes précisions quelques heures plus tard dans son point presse : "Les services de police présents sur la scène des coups de feu étaient au contact d'une soixantaine de personnes qui souhaitaient être informées des évènements ainsi que de s'approcher de la scène de crime, pour savoir ce qui s'était passé". Il précise que "cette foule" faisait par "d'une certaine véhémence dans ses revendications" et que pour permettre à la police "de procéder sereinement aux premières constatations", le groupe de "badauds" a été repoussé par trois grenades lacrymogènes.

Le soir, bien qu'on sache qu'un jeune est entre la vie et la mort, l'émission Punchlines continue d'annoncer une erreur factuelle, titrant sur une fusillade impliquant des"centaines de jeunes". Ce, bien que le procureur et d'autres sources l'aient démenti quelques heures plus tôt.

Le dimanche, alors qu'il est mort, Anis n'est plus un "mineur" dans la presse. Il devient un "adolescent". La compassion est autorisée. Le 9 novembre, dans un papier "avec AFP", Europe 1 fait son boulot et publie un reportage sur l'hommage rendu à la victime. La chaîne de Bolloré cite même un habitant en intertitre: "On a vécu deux drames ce soir-là, la perte d'un enfant et l'assimilation de ce jeune, de nos jeunes, à des «narcoracailles»". Comble du subversif, l'article relaie la demande d'une tante de la victime : "Il y a aujourd'hui beaucoup de choses à rétablir. On demande des excuses au ministre, qui a sali son image." Malgré ces précisions, aucun des autres articles d'Europe 1 n'a été corrigé et remis à jour.

"Dramatique épilogue de la «fête de la mort»"

Le Figaro aussi, a plongé dans ce fait divers plein de bons ingrédients : rixe, jeunes, fusillade, trafic, mairie écolo... Le 1er novembre, dans le premier article qui annonce "un mineur en urgence absolue", les journalistes hésitent à démentir complètement les "centaines de personnes" annoncées par Bruno Retailleau. Ils ajoutent donc un point d'interrogation à l'intertitre qui reprend les chiffres de la police : "Une rixe opposant 50 à 60 personnes ?" Le soir, le reportage de l'envoyée spéciale n'est pas titré sur la victime en état de mort cérébrale mais sur le "choc après une fusillade sur fond de narcotrafic"

Bien qu'ayant dû remettre en question les chiffres de Bruno Retailleau, Le Figaro lui déroule un tapis rouge le soir-même. Titre martial : "Narcotrafic : Bruno Retailleau appelle à la «mobilisation générale» contre la «mexicanisation» de la France". L'article mentionne de "l'«hyperviolence » qui explose sur le territoire" dans le chapô (l'introduction) de l'article, et évoque les "règlements de compte". Pourtant, à ce stade, on ne sait pas encore si la victime a été touchée dans ce cadre. Mais, pour le Figaro, peu importe si cette hypothèse salit la mémoire d'Anis.

Dans cet article où sont repris tous les propos chocs du ministre, pas une seule fois n'est écrit que Bruno Retailleau s'est lourdement trompé dans les chiffres annoncés le matin. Dans son dernier reportage, publié en ligne le 3 novembre au matin, l'envoyée spéciale se vautre à nouveau. "Dramatique épilogue de «la fête de la mort»", ose-t-elle écrire, en référence à la mort d'Anis. Le titre, lui, pose la question : "«Au mauvais endroit, au mauvais moment » ? Après la fusillade à Poitiers, l'incompréhension des familles des jeunes pris pour cible". Comme s'il était possible qu'une balle dans la tête d'un adolescent ait été tirée "au bon endroit au bon moment". On notera que l'expression a été employée par le Figaro le même jour,  mais cette fois, sans point d'interrogation, à propos du jeune homme tué devant une discothèque en Ardèche, désigné, lui, par son prénom : Nicolas. 

Pas de mises à jour ni de corrections 

La règle déontologique de base qui consiste à rectifier des informations fausses n'a donc étouffé ni Europe1, ni Le Figaro. Cnews non plus, puisque non, contrairement à ce qu'affirme la chaîne, Anis n'est pas mort "dans une rixe", mais d'un tir. BFMTV, de son côté, continuait encore à titrer sur des "mineurs ultraviolents" à Poitiers et Rillieux le 2 novembre, alors que le suspect est majeur.

Parmi les médias qui ne savent visiblement pas faire de mises à jour, on compte aussi le Huffington post, et même France info: la chaîne publique titre sur la confirmation du règlement de comptes, citant pour preuve un extrait du proc', selon lequel le tireur serait sûrement trafiquant (au conditionnel et "selon les premiers éléments"). Tant pis si ça accuse les victimes ; tant pis si ça contredit un témoin qui parle de "victime collatérale".

Heureusement, le service public est aussi capable du meilleur, comme en témoigne un reportage de France Bleu sur "l'appel à rétablir la vérité". Dès le chapô, il rétablit les faits concernant le compte-rendu inexact (euphémisme) de Bruno Retailleau : "«Nous attendons un démenti et des excuses pour la maman», ont indiqué ses proches, après les propos polémiques du ministre de l'Intérieur." D'autres médias ont relayé l'appel de la mairie écologiste à "rétablir la vérité", comme TF1, qui souligne la faute de Bruno Retailleau.

Mais les jeunes victimes de faits divers ne sont pas tous égaux, visiblement. La mémoire des uns fait l'objet de minutes de silence à l'Assemblée nationale - pour Thomas, tué à Crépol il y a un an, pour Philippine, tuée à Paris en septembre - quand celle des autres attend des excuses. 

Obsession des auteurs, indifférence aux victimes

L'exemple du meurtre d'Anis a un corollaire. Si les médias ont une obsession pour les "bandes" de mineurs impliqués dans les faits divers, ils négligent les victimes. Pourquoi Le Midi libreest-il le seul à informer sur les coups reçus par une fillette de 2 ans à Béziers, fin octobre ? Pourquoi ce silence des médias nationaux pour cette enfant de 7 ans retrouvée morte dans le Puy-de-Dôme, début novembre ? Une seule info "avec AFP" sur BFMTV ou TF1, rien sur les chaînes télé ou radio Bolloré. Autre fait terrible récent : une fusillade perpétrée contre les occupants d'un appartement à Fort-de-France. Elle a fait deux morts de 15 ans et 22 ans et cinq blessés dont un bébé, un enfant et trois adolescents. En avez-vous entendu parler ? Onze médias de métropole - presse, radio et télé confondues - en parlent, et seulement une seule fois.

Le vocabulaire de la presse, également, interroge. La victime de l'infanticide de Crozon, survenu fin octobre, est parfois citée comme un "individu", comme dans l'article de La Montagne (le titre parle quand même d'une "enfant de sept ans"). On peut également se demander si titrer sur les détails des sévices subis par un garçon de 4 ans - sur l'état déplorable de son "cuir chevelu" - par L'Indépendant respecte sa dignité. Idem quand il titre sur "une fillette retrouvée dans un sac-poubelle". À quoi cela sert-il, sinon à racoler pour le référencement ?

De même, quand il s'agit d'un mort, peut-on se permettre d'écrire "ado" en titre, au prétexte que c'est plus court ? Le Midi libre aurait pu écrire le mot "adolescent" en entier, quitte à se priver d'un adverbe: " Il aurait été "battu à mort" et abandonné : qu’est-il vraiment arrivé à l’ado dont le corps a été trouvé dans une maison des P.-O. ?"Femme actuelle, Actu.fr ou Le Parisien aussi, ont parlé de la "mort d'un ado de 14 ans". C'est également le vocabulaire employé pour Anis.

Pas plus de jeunes condamnés en 2023 qu'en 2003

Pourtant, les statistiques de la délinquance montrent l'inverse de ce qu'avancent les médias. La violence des jeunes n'explose pas. Il y a la même proportion de jeunes de moins de 18 ans parmi les personnes condamnées en 2023 qu'en 2003 (un peu plus de 5%), indique le ministère de la Justice. En 2013, les moins de 16 ans représentaient déjà 49% des mineurs mis en cause. Et il y avait 0,3% des Français âgés 10 ans qui avaient eu affaire à la justice selon l'Insee. Enfin, il y a la même proportion de mineurs impliqués dans les affaires traitées par les parquets aujourd'hui qu'il y a vingt ans.

De même, s'il y a rajeunissement des jeunes mis en cause par les services de police et de gendarmerie, cela vaut-il ce superlatif d'"ultra-rajeunissement" avancé par le procureur de Marseille début octobre? Interviewé par BFMTV, Nicolas Bessone parlait de narcotrafic à la suite de plusieurs homicides, attribués à des mineurs de 14 et 15 ans. Or, les tendances longues des séries statistiques du ministère de la Justice ne disent pas cela.

Rares sont les médias qui rappellent que la jeunesse des auteurs de délits ou de crimes est un fait têtu, documenté par les historiens, les sociologues mais aussi les psychiatres, puisqu'il y a comme un rapport avec un "âge de la transgression". Dans son livre Les causes de la violence (Denoël, 2024), le médecin Jean-David Zeitoun martèle un des facteurs déterminants: les "expériences de vie négatives" au premier rang desquels, les maltraitances et les négligences dans l'enfance.

Trois fois plus de mineurs victimes en sept ans

À l'inverse, alors que la presse traite moins ce genre d'affaires, le nombre de victimes mineures augmentent. Les faits divers, hélas, ne manquent pas dans ce domaine, avec 71 256 victimes mineures de violences physiques ou sexuelles subies dans le milieu familial en 2023. Un chiffre qui a presque triplé en 7 ans. Selon le ministère des Solidarités, un enfant meurt chaque semaine sous les coups de ses parents. 

Les statistiques du ministère de la Justice montrent que le nombre de mineurs en danger et mis sous protection sont plus nombreux en 2023 qu'il y a 20 ans. La proportion des moins de 13 ans - ceux qu'on nommeles "enfants" - continue d'osciller autour de 60%. En 2023, plus de 124 000 enfants et adolescents ont été signalés en danger en France. Pendant que 29 227 jeunes du même âge étaient condamnés (voir les pages 4 et 26 des Chiffres clés de la Justice). Pourquoi les médias ont-ils parlé presque exclusivement des seconds ?

La bonne vieille histoire des jeunes et de la délinquance qu'on nous sert ad nauseam en semant la terreur sur les plateaux télé comme au café du coin, a pour effet de paralyser toute réflexion et de nous jeter "dans les bras du premier colonel-papa venu" comme chantait Higelin dans Alertez les bébés.

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