Taxe Zucman : chronique d'un backlash médiatique
Maurice Midena - - Quoi qu'il en coûte - 73 commentairesObjets d'une forte mise en lumière en cette rentrée, la taxe Zucman, ainsi que l'économiste dont elle tient le nom, sont, ces derniers jours, la cible d'un backlash du camp libéral-conservateur dont la violence n'a d'égal que la popularité de la mesure.
Il faut prendre au sérieux la façon dont la taxe Zucman est traitée dans les médias ces dernières semaines, et comment l'économiste éponyme Gabriel Zucman y est lui-même traité : à savoir de plus en plus mal.
La taxe Zucman repose sur un principe simple : les contribuables ayant un patrimoine de plus de 100 millions d'euros devraient s'acquitter d'un impôt de 2% sur ledit patrimoine. Cela concernerait les "ultra-riches", 1 800 foyers soit 0,01% des contribuables. Le constat de Zucman est simple : les plus grandes fortunes payent beaucoup moins d'impôts en proportion de leur richesse que les autres classes sociales, notamment en échappant à certains prélèvements, en envoyant notamment les bénéfices de leurs sociétés dans des holdings. Le tout, dans le cadre d'un accroissement des inégalités comme l'avait révélé une étude de l'INSEE en juillet dernier : "L'écart entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres s'est creusé, proche de celui du début des années 1970", notait le Monde. Le tout, dans un contexte économique où la France est en déficit, notamment à cause d'un manque de recettes.
Si la taxe Zucman a été rejetée en juin dernier par le Sénat, le projet, a fait son bonhomme de chemin durant l'été, notamment soutenu par la gauche, au point de profiter d'un agenda médiatique favorable à la rentrée : Zucman a fait le 20 heures de Léa Salamé, Quotidien, C à vous. Les articles et portraits, ainsi que les débats en plateau se sont succédé. En deux semaines l'économiste est devenu l'ennemi numéro un du capital.
"la fébrilité n'autorise pas la calomnie"
Une chasse à l'homme qui a connu son apogée dans la presse anglo-saxonne, avec une déclaration de Bernard Arnault, le patron de LVMH, qui a lâché au Sunday Times : "On ne comprend pas les positions de M. Zucman si l'on oublie qu'il est d'abord un militant d'extrême gauche. A ce titre, il met au service de son idéologie (qui vise la destruction de l'économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous) une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat.".
Quelques jours plus tôt, c'était l'ancien commissaire européen, Thierry Breton, qui s'en prenait sur LCI à Zucman, affirmant que cette taxe ce n'était "pas une idée économique" mais une"idée politique", que ça n'avait "aucun sens", et que du reste Zucman voulait enseigner à Harvard, et n'avait pas été accepté, parce que ses travaux "manquaient de sérieux".
Encore plus tôt, c'était le patron de BPI France, Nicolas Dufourcq, qui parlait de cette taxe comme d'un projet de "communiste". Pour Michel-Edouard Leclerc, sur BFMTV : "C'est un épouvantail. Ça marche politiquement parce que c'est un drapeau de la révolte, mais ça ne fait pas fonctionner l'économie."
On ne fera pas semblant de dire que Gabriel Zucman n'a pas de proximité politique avec la gauche. Et il faut toujours faire attention aux miroirs aux alouettes des titres et diplômes, mais personne ne peut sérieusement accuser Zucman d'être un charlatan, lui, le lauréat de la médaille Clark en 2023 - la récompense la plus prestigieuse récompensant un économiste après le prix de la Banque de Suède en sciences économiques.
Zucman est un universitaire admirable, dont la seule anicroche est de s'être vu fermer les portes d'Harvard au dernier moment dans des circonstances assez floues - lire à cet égard l'excellent portrait de l'Express, ou ce thread de Julien Pain. Toujours est-il que ce refus d'Harvard lui a été reproché par des nuées de libéraux sur les réseaux sociaux, voulant instiguer l'idée que ce normalien diplômé de l'EHESS et de Berkeley aux Etats-Unis ne comprenait rien à l'économie. D'ailleurs, on l'a aussi accusé d'être un exilé fiscal américain - saluons ce fact-checking bienvenu de la part de 20 minutes sur cette accusation fallacieuse. Évidemment le procédé est connu : tout économiste, et ce malgré son renom, sera toujours persiflé et renvoyé à ses opinions dès lors qu'il se positionne à gauche. "La fébrilité n'autorise pas la calomnie", a ainsi répondu Zucman à Arnault.
L'attaque aux postulats
Depuis la sortie d'Arnault, tout n'est qu'une histoire de conflit, d'opposition. Finalement, Arnault et Zucman, ce sont deux France qui s'opposent, irréconciliables, la guerre civile économique, la sécession politico-sociale. Il faut voir avec quel aplomb BFMTV pose la question : "Arnault/Zucman, de qui la France a le plus besoin ?" que ce soit pour un édito d'Yves Thréard, ou dans un numéro de l'émission Marschall et Truchot. En plateau l'avocat Charles Consigny explique que c'est une "question rhétorique", et se désole que toutes les personnes qui ont soutenu la taxe Zucman n'aient jamais créé ni richesse ni emploi - ce qui est faux puisque des entrepreneurs de la Tech tout bien comme il faut se sont exprimés en faveur de cette taxe.
Cette taxe soulève notamment un débat houleux sur les inégalités de revenus et de patrimoine en France. Parmi les détracteurs de la taxe, nombreux sont ceux qui affirment qu'il n'est pas nécessaire d'imposer le patrimoine des ultra-riches, puisque la France est déjà le pays le plus redistributif au monde, comme le souligne l'économiste à l'OFCE, François Geerolf, dans l'Express - qui est de loin la personne la plus intéressante à suivre dans le camp des critiques de la taxe.
Si c'est sans doute bien le cas - ça reste à discuter -, il tape à côté du principe qui guide la taxe Zucman : celui de l'inégalité devant l'impôt, qui profite aux plus riches. Il est aussi celui de la question des comptes publics : la France a besoin de recettes, et 20 milliards potentiels ce n'est pas rien.
On a également beaucoup critiqué un des postulats de Zucman selon lequel le patrimoine des 500 plus grandes fortunes recensées par le magazine Challenges est passé de 80 milliards d'euros en 1996 à 1 228 milliards en 2024, soit de 6,4% du PIB à 42% du PIB. A raison, les critiques de la taxe Zucman ont expliqué que c'était trompeur : les riches ne possèdent pas 42% de la richesse nationale comme pourrait le laisser penser ce chiffre. En outre mathématiquement, ça n'a pas de sens de comparer un stock (le patrimoine) à un flux (le PIB) - j'en avais déjà longuement parlé en 2021 dans cet article. Mais, en première instance, ce n'est pas un mauvais outil de comparaison, ne serait-ce que pour avoir un ordre de grandeur. Et il faut souligner la grande hypocrisie des journalistes libéraux - comme ici Géraldine Woessner du Point -, qui se scandalisent qu'un économiste de gauche compare un stock à un flux, alors que leur camp ne se fait pas prier de faire exactement la même chose depuis des années quand ils comparent la dette au PIB, pour promouvoir des mesures d'austérité.
Les vieux pots socialistes, font les meilleures soupes libérales
Il y a bien d'autres objections à la taxe Zucman : le cas d'Arthur Mensch, notamment patron de la licorne Mistral AI, qui ne fait aucun bénéfice, et dont tout le monde s'est inquiété de savoir comment il pourrait s'acquitter de ses impôts - l'économiste y a répondu point par point dans une interview au Monde.
Bien sûr, le reste de l'appareillage médiatique libéral-conservateur s'est mis en branle pour taper fort sur la taxe Zucman. LCI nous a même ressorti le 18 juin la figure de Jean Peyrelevade, ingénieur de formation, ancien haut fonctionnaire et dirigeant d'entreprises (Suez ou le Crédit Lyonnais) qui clame haut et fort que "la taxe Zucman n'a aucune chance d'aboutir, sous aucune forme", gageant que le texte serait inconstitutionnel - ce qui pourrait être le cas, mais "n'a rien d'évident", ont rappelé un groupe de juristes dans le Monde. Ce même Peyrelevade, auteur en juin dernier dans le quotidien du soir d'une tribune assassine contre la taxe Zucman sobrement intitulée : "La taxe Zucman n'a aucun sens." Peyrelevade y est d'ailleurs étonnement présenté comme un "économiste", alors qu'il n'en est pas le quart : chef d'entreprise, banquier et ancien soutien de Bayrou, longtemps membre du PS, à la lucidité très variable sur les questions économiques, et visiblement plus obsédé par la dépense publique que par le besoin de faire des recettes, serait une biographie plus juste.
Il y a aussi chez Peyrelevade ce constant besoin de vanter les mérites de l'entreprise privée et de la volonté de faire du pognon comme seul aiguillon du désir valable en matière d'entreprise économique. Ainsi écrivait-il dans le Monde : "L'accumulation entrepreneuriale est un objectif partagé par des centaines de millions d'individus dans le monde, auxquels on doit l'amélioration collective de notre niveau de vie. Pour cela il faudrait les remercier plutôt que les surtaxer." Car il est inconceptualisable pour l'engeance libérale que c'est justement ce désir d'enrichissement personnel qui fait courir des risques majeurs à l'économie et aux vies humaines qui en dépendent, ces mêmes vies humaines qui serviront de dommages collatéraux à l'hubris des magnats et des petits patrons, qu'ils soient ou non dépourvus de vergogne. Quant à cette croyance en le fait que l'on doit l'amélioration de nos vies à la volonté de quelques-uns d'un jour lever des fonds pour créer des sociétés anonymes, cela relève moins d'un savoir socio-économique que d'une dérive sectaire.
Mais c'est que les gens n'y comprennent rien !
Une dérive sectaire voire une maladie mentale, mais on n'osera pas verser dans la pathologisation - par respect au moins, pour ceux qui en souffrent vraiment. Mais certains médias s'y risquent quand même, comme le Figaro, en première ligne de la fronde anti-Zucman : "Le plébiscite pour la taxe Zucman, symptôme du socialisme mental français", explique dans une tribune, un certain Alban Magro, favorablement présenté comme "chercheur associé à l'Institut Thomas More", énième think-tank libéral, qui permet aux médias, quand ils ont fini de faire les fonds de tiroir du haut management du CAC 40 pour défendre les intérêts du capital, de renouveler leurs plateaux.
Mais c'est qu'ils sont bien embêtés, car leur contre-attaque ne prend pas dans l'opinion publique. Un sondage IFOP, commandé par le PS, a ainsi montré que 86% des Français seraient favorables à la taxe Zucman. Et il est fou de voir à quel point, le patron de l'IFOP lui-même, si prompt à défendre son travail, ses techniques de sondage, et dire à quel point tout cela est super, malgré les réserves de près d'un siècle de sociologie, tout d'un coup, demande à prendre ce sondage avec beaucoup de pincettes. Ainsi, Frédéric Dabi dansl'Opinion, met "en garde contre les interprétations hâtives de ceux qui parlent de «victoire culturelle de la gauche»." Alors qu'en vérité, c'est exactement ce qu'il se passe, c'est à noter, tellement c'est rare : sur la taxation des plus riches, la gauche - dont le PS, c'est vous dire ! - ont gagné la bataille culturelle sur la taxation des ultra-riches.
Mais voyez-vous mes bons amis, c'est que la plèbe et leurs relais n'y connaissent rien en économie ! Voilà Nicolas Bouzou qui s'en émeut dans le Figaro : "La bienveillance avec laquelle est accueillie la taxe Zucman dans le paysage médiatique est due à l'inculture économique des journalistes, et leur proximité idéologique avec des universitaires désireux d'en découdre avec la réussite des entreprises", écrit l'essayiste. Ou encore ce cher Jean Peyrelevade qui qualifie dans les Echos la France "de pays de non-économiste", dont le peuple souffrirait de ne pas comprendre les questions budgétaires, et propose un enseignement de l'économie dès la 6e ! Et pourquoi pas après tout : n'importe quel enfant à qui on expliquerait que l'on verse 211 milliards d'euros d'aides aux entreprises sans condition alors qu'on demande à son père au RSA de travailler pour toucher ses allocs, aurait envie de sortir fourches et potences avant même d'avoir atteint le chapitre sur l'optimisation fiscale via les holdings.
Bien sûr, dans une économie mixte telle que la France, la taxe Zucman soulève des débats techniques majeurs, et méritera d'être évaluée à sa juste mesure - si tant est qu'elle soit appliquée un jour. Bien sûr, les débats sur ce qu'elle rapporterait - Zucman dit 25 milliards, d'autres économistes disent plutôt cinq - sont importants. Et il ne faut pas exclure qu'après tout, cette taxe ne soit pas le meilleur des dispositifs. Qu'on gagnerait bien plus à réduire les aides aux entreprises, à les conditionner. Qu'il faudrait exclure du calcul, les personnes dont le patrimoine n'est pas côté - d'autant que chacun sait que les valorisations de start-up non cotées en bourse se font au doigt mouillé plongé dans de l'acide chlorhydrique.
"Et les sauterelles, s'en vont"
Mais voilà que déjà, certains entrepreneurs le clament haut et fort, ils veulent partir, pourraient partir, disent qu'il faut partir, ce qui rappelle l'incessant chantage, le "sinon j'men vais" , cher au capital. Si vous augmentez les impôts, je m'en vais, et j'emmène mes capitaux, mes emplois, voyez, c'est la banqueroute qui vous attend. Le médiatique homme d'affaires Antony Bourbon l'a annoncé dans un podcast : "Si la taxe de Zucman passe, je pense vraiment que c'est la fin de l'entrepreneuriat en France. Les entrepreneurs vont tous se casser et ils auront raison de le faire, et moi je les invite à se casser."
Le possible exil fiscal de nos entrepreneurs et ultra-riches est effectivement sur la table. Toutefois, l'état de l'art montre qu'il est difficile de se faire une opinion tranchée sur le sujet : comme le rappelle Mediapart, une récente étude du Conseil des affaires économiques qui, "démontre que l'exil fiscal qui serait créé par une hausse de l'impôt sur les 1 % des patrimoines les plus élevés aurait en fait des conséquences très négligeables sur l'activité économique." Et comme l'a répété plusieurs fois Zucman, rien n'empêche le législateur d'obliger le contribuable à être redevable de la taxe, même en n'étant plus résident français.
Et après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas les laisser partir ? Et si au fond, il était là le salut, le juste retour des choses, dans un monde délesté un jour de la propriété privée lucrative des moyens de production, la plus grande joie ne serait-elle pas de voir partir ceux qui font passer leurs désirs de pouvoir et d'argent pour le souverain bien ? On pourrait faire comme dans Mille et une pattes, ce génial Pixar de 1999, dans lequel, une fois par an, un gang de sauterelles vient racketter les récoltes de graines d'une colonie de fourmis. "Le soleil donne la nourriture, les fourmis prennent la nourriture, les sauterelles mangent la nourriture", résume le chef des sauterelles, dans une métaphore grandiose de l'extorsion capitaliste. Jusqu'au jour, où, las de travailler et de se faire voler le fruit de leur labeur pour financer le train de vie de rentier des insectes volants, les fourmis se rebellent, se révoltent. Les sauterelles fuient face à la grogne populaire. Et l'ironie du sort s'exprime alors dans la bouche de la reine des fourmis : "Le soleil donne la nourriture, les fourmis prennent la nourriture, et les sauterelles, s'en vont." Et à la fin, tout n'est que joie et feu d'artifice, tirés avec les outils qui servent aussi, à la récolte des graines.