Comparer la dette au PIB, "ça ne veut rien dire"
Maurice Midena - - Médias traditionnels - 75 commentairesÉditorialistes, journalistes mais aussi économistes de tous bords rapportent souvent la dette, l'imposition et les dépenses publiques... au PIB. De quoi créer de terribles quiproquos sur ce que représentent vraiment dette et dépenses publiques. Et favoriser l'idée que l'État doit serrer la ceinture et se livrer coûte que coûte à des politiques d'austérité.
Mardi 2 février 2021, matinale de France Inter. A 8h20, Léa Salamé et Nicolas Demorand reçoivent Anne-Laure Kiechel, ancienne responsable de l'activité "conseil aux États" de la banque Rothschild, et désormais conseillère économique d'une vingtaine de pays. Cette diplômée d'HEC a conseillé, de 2016 à 2019, Alexis Tsipras, alors premier ministre de la Grèce. Les thèmes de la discussion : augmentation de la pauvreté, des inégalités, épargne... Sans oublier l'épouvantail économique du moment : la dette publique. Dans la deuxième partie de l'entretien, Léa Salamé brandit le fameux pourcentage de la dette rapporté au PIB français : "Mais vous qui avez conseillé le premier ministre grec Alexis Tsipras au moment, de la crise de la dette grecque, [...] si la France vous demandait conseil aujourd'hui : 121% de dette publique, c'est un chiffre jamais atteint, astronomique, qui fait peur, si la France vous demandait conseil, vous diriez quoi ? « Alerte rouge ! 120% c'est pas possible », ou « Pas du tout, gardons notre calme » ?".
Aux antipodes de ce que son CV suggère, la fondatrice du Global Sovereign Advisory - cabinet de conseil en politiques publiques -, livre une réponse qui pourrait passer pour iconoclaste : "Gardons absolument notre calme. On [disait] que 100% c'était déjà un mur infranchissable, et on l'a franchi. Et le niveau de 120, ou de 130, de 140, de 150 % en soi ne veut rien dire, car cela dépend de pourquoi on dépense cette dette. [...] Le vrai sujet, c'est l'usage de la dette, et c'est aussi regarder le coût de la dette."
Dette, PIB, etc
Le PIB, pour "produit intérieur brut", représente la richesse produite sur une année sur un territoire national. Il a une définition précise : "Il correspond à la somme des valeurs ajoutées brutes nouvellement créées par les unités productrices résidentes une année donnée, évaluées au prix du marché", d'après l'Insee. En clair, il correspond à la somme des productions marchandes (biens et services) vendues sur le territoire sans prendre en compte les "consommations intermédiaires" (si un boulanger vend son pain, c'est la différence entre son coût de production et son prix de vente qui est pris en compte, pas ses achats de matières premières) et des services non-marchands fournis par les administrations publiques et privées à titre gratuit ou quasi-gratuit. Ces derniers sont calculés en additionnant les salaires des fonctionnaires et autres contractuels.
La dette publique est la somme des emprunts contractés par l'État auprès d'acteurs publics ou privés de l'économie, afin de réaliser des investissements ou d'éponger des déficits budgétaires.
Comparer la dette au PIB est une grande marotte médiatique, surtout en pleine crise du Covid où la dette publique française a explosé, passant... de 100% à 121% du PIB en un an, comme on l'exprime souvent. Au troisième trimestre 2020, elle s'élevait à 2 674,3 milliards d'euros, soit "116,4% du montant du PIB
", d'après les derniers chiffres de l'Insee. "Dire que la dette représente 120% du PIB, cela laisse penser que la dette absorbe l'ensemble des richesses", analyse Henri Sterdyniak, membre des Économistes atterrés. Ce qui est faux.
Les "ratios sur PIB" servent par exemple à critiquer le niveau de protection sociale. Ici, le 8 décembre dernier sur LCI, Agnès Verdier-Molinier, directrice de l'IFRAP, think-tank libéral, se sert de ce ratio pour affirmer que "32% du PIB de la France est consacré aux dépenses sociales", ce qui ferait de la France la championne du monde de la dépense sociale ; là, c'est Marc Touati, ancien chef économiste de Natixis, qui assure - encore sur LCI - le 12 octobre, que nous sommes "les numéros 1 mondiaux des impôts. 46% de notre PIB, donc de notre richesse, sont des taxes et des impôts, y a pas mieux au monde !" Sur les plateaux, nombreux sont les intervenants qui mobilisent ces ratios pour pourfendre dépenses publiques et fiscalité "abusive", et agiter le spectre de la dette, comme le montre notre vidéo ci-dessous ; mention spéciale à Agnès Buzyn, ex-ministre de la Santé, qui suggère qu'on va chercher à même le PIB l'argent des dépenses de santé, comme si le PIB était en fait le budget de l'État.
Sauf que ces arguments, qui défendent la nécessité de limiter les dépenses publiques et d'alléger la fiscalité des entreprises, sont trompeurs voire complètement fallacieux. Comme l'ont expliqué plusieurs économistes à ASI.
"Ces ratios n'ont aucun sens"
Pour Gilles Raveaud, économiste et maître de conférence à Paris 8, ces ratios "ne sont pas seulement trompeurs, ils n'ont souvent aucun sens. Certains ne sont même jamais utilisés dans les travaux d'économistes, orthodoxes comme hétérodoxes." Prenons par exemple le cas des "120% de PIB" que représente la dette. D'un point de vue scientifique, cela pose un problème : "La dette c'est un stock, et le PIB, c'est un flux, ça n'a pas de sens de les comparer", assène Raveaud à ASI. La dette est un agrégat des prêts contractés par l'Etat au cours de son histoire, diminué de ceux qu'il a remboursés. Le PIB, lui, est un "mouvement" de richesse dont le calcul est circonscrit à une temporalité précise, en l'occurrence une année. On voit bien, ici, la non-pertinence mathématique de la comparaison. L'économiste Jean Gadrey ne dit pas autre chose, comme dans son texte de blog de 2012 . Autrement dit : prenez un étudiant qui a emprunté 40 000 euros pour financer ses études (= sa dette). Il commence à travailler dès l'obtention de son diplôme pour un salaire annuel de 30 000 euros (= son "PIB"). On pourrait dire qu'il est endetté à 133% de son revenu, ce qui est colossal et ferait frémir n'importe quel économiste orthodoxe s'il s'agissait d'une administration. Sauf qu'on estime le poids de la dette d'un étudiant en fonction de ses mensualités à payer, et sur plusieurs années. Ajoutons qu'en outre, l'État peut faire rouler sa dette éternellement !
Ainsi, mieux vaudrait analyser le coût de la dette que la dette elle-même : "Le ratio de dette sur PIB ne peut être le seul indicateur, affirme Anne-Laure Kiechel à ASI. Des ratios prenant en compte la charge d’intérêt et son poids sont autant, si ce n’est plus, pertinents." Henri Sterdyniak abonde auprès d'ASI
: "Si on veut faire des comparaisons dans le temps, il faut remarquer que si vous empruntez à 1% et que votre dette représente 100% de votre PIB, alors 1% de votre PIB sera destiné à rembourser votre dette." A l'inverse, si la dette publique représente 60% de votre PIB, mais que vous empruntez à des taux à 4% - bien plus élevés qu'aujourd'hui -, vous devrez consacrer 2,4% de votre PIB au remboursement de votre dette. En somme, ce n'est pas parce qu'un État est plus endetté que cela entame davantage son PIB.
Dépenses publiques et PIB n'ont rien à voir
Pour faire des comparaisons entre pays, on peut toutefois envisager les "ratios sur PIB" comme des outils permettant de faire des comparaisons entre pays. Pourtant, "la dépense publique est comparée au PIB pour avoir un ordre de grandeur, mais ce n’en est pas une part, a écrit dans une tribune au Monde, l'économiste Christophe Ramaux. Si l’on calcule la dépense privée comme on calcule la dépense publique, elle atteint environ 200 % du PIB, ce qui n’a aucun sens."
Ces ratios sont en effet utilisés pour faire des raccourcis fallacieux. C'est le cas des ratios de "dépenses sociales sur PIB". Dire que "32% du PIB de la France est consacré aux dépenses sociales" comme l'a affirmé Agnès Verdier-Molinié sur LCI, n'a tout simplement pas de sens. Ce chiffre provient d'une étude de l'OCDE de novembre 2020 (la donnée exacte étant de 31,1%, on notera au passage le manque d'honnêteté de l'arrondi à l'unité supérieure). Il est d'autant plus problématique qu'il masque le fait que ce qui n'est pas pris en charge par l'État l'est par les individus, qui cotisent auprès d'assurances et de mutuelles privées. Pour Anne-Laure Kiechel, "on dit souvent que les États-Unis ne consacrent que 18% de leur PIB en dépenses sociales publiques. Mais ce qui n’est pas financé par la Sécurité sociale l’est inéluctablement par le particulier, lorsqu’il ne renonce pas aux soins."
Ce sont donc les dépenses sociales globales, c’est-à-dire publiques et privées, qu’il faudrait prendre en compte pour avoir une vue d’ensemble. On arrive alors à des résultats comparables (30% du PIB des États-Unis), d'après Kiechel.
On peut certes évaluer quelle part du PIB est composée de dépenses publiques. Sauf que bien souvent, on fait rentrer dans ces dépenses des choses qui n'en sont pas. "Le premier poste considéré de « dépenses publiques » ce sont les retraites. Sauf que déjà, ce ne sont pas des dépenses, mais des revenus de transfert, observe Gilles Raveaud. Quand vous recevez votre fiche de paye, une part a été prélevée et s'est retrouvée sur le compte en banque d'un retraité. C'est une somme prise à une personne et donnée à une autre. Ça n'a aucun sens de la considérer comme une dépense. Elle le sera quand elle aura été utilisée pour de la consommation. Et c'est la même chose pour les dépenses de la Sécurité sociale. "
Un instrument idéologique
L'utilisation obsessionnelle de ce genre de ratios est une facilité de raisonnement de la part de journalistes peu compétents - ou paresseux. Mais ces ratios sont aussi des instruments de propagande de la part d'économistes et d'éditorialistes qui voient en l'austérité l'alpha et l'oméga des politiques économiques. Gilles Raveaud a un avis bien tranché : "Cela véhicule l'idée que les dépenses sociales coûtent aux Français. Que cela pénalise leur consommation, donc l'économie française, et que cela empêche nos entreprises d'être compétitives et que c'est pour ça qu'il y a du chômage." Jean Gadrey applique ce raisonnement à la dette : "D’abord, sur le strict plan de l’analyse économique, la centralité du ratio dette/PIB est au mieux une erreur économique, au pire une stupidité. En second lieu, et c’est plus grave, le culte de cette variable et son omniprésence médiatique sont faits pour tromper, ou pour envoyer des messages subliminaux sur les explications ou solutions à la crise des dettes. Sans le dire, cet indicateur s’inscrit dans l’idéologie libérale-croissanciste."
L'enjeu est ici éminemment politique. D'autant qu'il est difficile de se défaire de ces ratios, notamment parce qu'ils ont été consacrés par les critères de Maastricht - un membre de l'Union européenne est censé ne pas voir sa dette dépasser les 60% de PIB -, et par des travaux d'économistes. "Le meilleur exemple est la polémique autour de la fameuse étude de 2010 de deux économistes de Harvard, Carmen Reinhardt et Kenneth Rogoff, intitulée
Growth in a Time of Debt, qui avait établi un lien entre endettement et croissance, rappelle Anne-Laure Kiechel. Elle soutenait entre autres que lorsque la dette extérieure brute atteint 60% du PIB, la croissance annuelle d'un pays diminue de 2% de la fourchette de ratios dette/PIB, et que pour les niveaux de dette extérieure supérieurs à 90 %, la croissance du PIB serait négative. Cette étude a été abondamment utilisée, citée comme référence par les leaders de la zone euro partisans de l’austérité lors de la crise de 2010… avant qu’il ne soit démontré qu’en plus d’être très contestable sur le fond - est-ce la dette élevée ou la croissance économique faible qui prééxiste ? - elle était factuellement viciée."
D'autres indicateurs sont plus pertinents. Ou du moins, ouvrent d'autres perspectives. C'est le cas du PIB par habitant, par exemple : "En prenant le PIB par tête, explique Raveaud, on verrait par exemple que le revenu des ménages n'a que très peu augmenté, notamment parce que quand vous avez environ 1% de croissance du PIB, et que dans le même temps, vous avez environ 1% de croissance de la population, ça ne change rien." Autre piste : "On parle très peu de la dépense privée, s'indigne Raveaud auprès d'ASI
. Alors que tout le monde paye une mutuelle ou une assurance. Ce que la collectivité ne prend pas en charge, les ménages doivent quand même s'en acquitter." Avec, à la clé, une plus-value qui file dans les poches des actionnaires.