"La bataille de l'Élysée" : TF1 dans les coulisses du néant

Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 31 commentaires

La cellule investigation de TF1 vient de frapper un grand coup. Mise en garde par le CSA en 2020 pour ne pas avoir diffusé suffisamment de magazines d'information politique, la chaîne tente de se rattraper avec une série documentaire intitulée "La bataille de l'Élysée" et dont le deuxième épisode a été diffusé lundi 17 janvier à 23h. Des images filmées au plus proche des candidats destinées à nous montrer "l'envers du décor d'une lutte sans merci pour le pouvoir". Et attention, c'est du lourd: "Exceptionnellement, des portes se sont ouvertes et des secrets ont été dévoilés." Mais nan ?!

Entre les baisses d'impôts qui ont bénéficié aux très riches, les deux milliards d'euros d'économie sur le dos des chômeurs, le plafonnement des indemnités prud'homales et ses conséquences, la baisse de niveau de vie des 5 % les plus pauvres, les sept millions de Français ayant désormais recours à l'aide alimentaire, les fermetures de lit dans les hôpitaux malgré la situation sanitaire, le personnel soignant en burn out permanent, les protocoles sanitaires incompréhensibles de l'Éducation nationale publiés depuis Ibiza, ou encore l'immobilisme coupable face à l'urgence climatique, la France de 2022 donne un peu le vertige. Sans compter les délires sur les prénoms, le grand remplacement, la majorité pénale à 16 ans, le retour du kärcher, les violences policières…

Bref, les sujets ne manquent pas pour cette campagne présidentielle. Seulement voilà, on a beau être en 2022, la vieille télé de Bouygues, épinglée par le CSA pour la faiblesse de ses programmes politiques, a décidé de suivre l'élection présidentielle comme la télé le fait depuis quarante ans, avec un "embedded" au cœur des équipes de campagne (dès 1974, Giscard avait son doc, en 2017, Macron a même eu une double ration).

Le doc "embedded" ? D'habitude, on suit un seul candidat et les images ne sont diffusées qu'après l'élection. Mais TF1 a décidé de faire mieux en suivant un maximum de candidats à travers quatre épisodes dont la diffusion est censée s'étaler sur toute la campagne. Et la chaîne a placé la barre assez haut : "Grâce à des accès exclusifs, aux côtés des candidats et de leurs conseillers de l'ombre, cette série documentaire racontera les coulisses de la campagne et mettra en évidence l'envers du décor d'une lutte sans merci pour le pouvoir". Inutile de vous dire que "la bataille de l'Élysée" n'est pas vraiment une bataille d'idées.

Alors, installez-vous en position du lotus, respirez un grand coup, oubliez tous les sujets anecdotiques cités plus haut, et c'est parti…

"La bataille de l'Élysée", c'est donc une série documentaire "embedded". Quelle différence avec un documentaire classique ? C'est la position des caméras : les cadreurs filment principalement tout le monde de dos (vu que le but est de suivre quelqu'un au plus près). 

Du coup, c'est pas forcément évident pour reconnaître les crânes des candidat·e·s...

Deuxième principe de base dans un doc embedded : quand on arrive à avoir les candidat·e·s de face, il y a toujours quelque chose au premier plan qui gâche la vue. Mais c'est fait exprès, car voyez-vous, on vous montre les "coulisses", "l'envers du décor". Du coup, forcément, la caméra est un peu cachée…

Côté coulisses, on est servi, TF1 nous promet avoir gardé le meilleur : "La communication est bien plus verrouillée qu'avant, explique Guilaine Chenu (ancienne journaliste d'Envoyé Spécial, qui pilote le doc pour l'agence CAPA). J'ai connu une époque où l'on pouvait suivre les candidats H-24. C'est terminé. Nous sommes obligés d'angler au maximum nos déplacements". Comment ? "Nos demandes sont ciblées. Nous tentons d'assister à des moments qui nous semblent stratégiques, a précisé le journaliste de TF1 François-Xavier Ménage qui porte le projet. Une grosse partie du travail, c'est donc de la négociation pour pouvoir les suivre au bon moment. Ça implique de bien connaître leur agenda officiel et officieux".

Des déplacements "anglés aux maximum" ? Des "moments stratégiques"Exemple avec l'inauguration du QG de campagne de Pécresse.  

Il est cool son QG. Les conseillers travaillent...

On se détend...

Ou dans des salles avec des coquillettes, des guimauves… 

Ouah les coulisses d'un QG ! Et qui dit coulisses, dit aussi bureau de la candidate. 

Et donc ? En réalité, le "moment stratégique" de cette séquence, c'est la séance de travail avec Pécresse dans une salle de réunion. Euh pardon, dans "une salle de commandement", dixit la voix off, une salle dans laquelle la candidate a retrouvé "ses mousquetaires de terrain". Oui, chez Pécresse, il y a les "mousquetaires" (c'est-à-dire les perdants de la primaire LR comme Xavier Bertrand et Eric Ciotti) et il y a aussi les autres, que le directeur de campagne nomme "les mousquetaires élargis". C'est écrit en sous-titre :

Des "mousquetaires élargis" ? On aimerait bien en savoir plus mais…

"La suite, c'est sans notre caméra", déplore TF1 qui a visiblement bien choisi son "moment stratégique" pour suivre la candidate ce jour-là puisqu'on repart avec un max d'infos (quelques coquillettes, deux poufs, Yoda, Porthos et Aramis).

"Le public de TF1 ne consomme pas forcément de la politique matin, midi et soir"

Entre deux séquences exclusives, le journaliste de TF1, François-Xavier Ménage, retrace la chronologie de cette campagne et les événements clés. Ménage, c'est le fil rouge de la série, on voit le journaliste à peu près toutes les cinq minutes.

Tantôt pensif...

Tantôt concentré…

Très concentré…

Quand Ménage n'enquête pas, il lit beaucoup la presse pour s'informer : au bureau, au café, à la sortie du métro.

Il regarde aussi beaucoup d'émissions avec un air très inspiré...

Si François-Xavier Ménage est autant présent à l'écran, c'est à cause des téléspectateurs de TF1 qui sont visiblement plus habitués à compter les bananes de Koh-Lanta qu'à lire les programmes des candidats. C'est pas nous qui le disons, c'est la productrice elle-même, qui l'a déclaré à la Revue des médias de l'INA : François-Xavier Ménage "nous permet de passer d'un endroit à un autre ou d'une personnalité à une autre, comme un fil rouge. Par ailleurs, le public de TF1 ne consomme pas forcément de la politique matin, midi et soir, il a besoin qu'on le prenne par la main, c'est aussi le rôle de François-Xavier, il aide à la compréhension."

Alors forcément, quand on veut prendre un téléspectateur "par la main", ça donne des tutos de première section de maternelle. Par exemple, quand François-Xavier lit dans la presse que "dans les sondages, le bloc de gauche ne dépasse plus les 29 %", c'est illustré ainsi :

Ou alors ce moment où François-Xavier explique aux téléspectateurs-pris-par-la-main que la crise sanitaire entraîne l'annulation de tous les meetings de janvier…

"Exceptionnellement, des portes se sont ouvertes et des secrets ont été dévoilés."

Mais où sont "les secrets" des candidats et les "moments stratégiques" qu'on nous a tant vantés dans cette série documentaire ? En fait, il a fallu deux visionnages pour réaliser qu'on était passé à côté d'infos capitales. Pécresse par exemple : TF1 a découvert le secret de son énergie, et son anti-dépresseur. Au cours d'un déplacement, des élus lui offrent du fromage. L'occasion pour la candidate de se confier : "Mes chauffeurs ont l'habitude [de l'odeur du fromage dans la voiture] parce qu'en fait, pendant ma campagne, je suis la présidente de la Brie, et donc il faut surtout évidemment ne pas confondre le Coulommiers, le Brie de Meaux et le Brie de Melun, le Brie de Nangis. Et en fait, mon anti-dépresseur de campagne, ce sont les fromages."

Le secret des discours de Mélenchon ? "Un peu comme un reporter de terrain, pour chaque rencontre, Jean-Luc Mélenchon prend des notes, en vue d'un discours qu'il doit donner le soir-même." Une technique très au point. C'est d'ailleurs quasiment la seule info que TF1 retiendra du déplacement du candidat en Guadeloupe.

Journaliste de terrain : "Donc là, c'est votre discours ? Vous vous y retrouvez là-dedans ?"

Candidat sur le ton de la confidence : "Et là encore c'est bien, des fois c'est que des traits, des flèches."

Quant à Zemmour, ça valait le coup d'avoir eu l'autorisation de le suivre dans le train qui l'emmène à Londres. TF1 ne retient que deux choses de ce trajet embedded : "Il y a la conseillère de l'ombre, l'incontournable Sarah Knafo".

Et une anecdote savoureuse du candidat, qui relativise sa baisse dans les sondages : "Vous savez, c'est l'histoire que racontait Mitterrand dans les années 1980. Il y a deux grenouilles. Il y a en une à qui on a donné des décharges d'électricité toute sa vie. Et quand elle en prend une de plus, un peu plus forte, elle est rodée. Et puis il y a la grenouille qui n'a jamais eu de décharge électrique et puis quand elle prend une, elle meurt. Bah voilà."

Analyse politique immédiate de la voix off : "Eric Zemmour se prend pour la première grenouille, celle qui survit malgré les polémiques."

Bref, "la bataille de l'Élysée", version TF1, c'est une succession de séquences insignifiantes, avec des journalistes qui passent souvent à côté du sujet. Quand l'équipe de tournage se trouve au QG de campagne de Zemmour le soir de son interview à TF1, pas de bol, on ne saura rien de la colère du candidat (qui aurait traité Bouleau de "connard") car le présentateur du 20 heures l'a interrogé sur toutes ses casseroles.

Quand TF1 évoque le financement de la campagne de Zemmour, les caméras ne ratent pas une marche montée par le conseiller qui apporte le courrier.

Tout part du rez-de-chaussée...

Jusqu'en haut de l'escalier...

Le téléspectateur peut alors compter les chèques...

Tout en s'attardant sur les petits mots glissés parfois dans les enveloppes, comme celui-ci : "Je suis un retraité qui ne perçoit que 650 euros par mois, donc je ne peux vous envoyer que 10 euros, merci de votre compréhension."

Évidemment, à aucun moment le journaliste embedded ne s'interroge véritablement sur les montants annoncés par le parti de Zemmour et sur les riches donateurs qui le soutiennent discrètement comme l'a fait MediapartÀ force de suivre les candidats au plus près, le résultat est toujours le même : le candidat est plus humain, plus sympathique. Et à cet égard, la grande gagnante de ces deux premiers épisodes s'appelle Le Pen Marine. 

Le bonheur de Marine

À l'exception d'une remarque d'une passante qui se dit que "la France [prend] un mauvais chemin" quand elle entend des "Marine présidente", tout le reste est filmé comme un clip de campagne. 

En campagne, Marine est heureuse. On l'a rarement vue autant de bonne humeur. Elle rigole en écrivant ses discours...

Elle peine à avancer dans la rue tant il y a d'électeurs souhaitant faire des selfies...

Les électeurs lui offrent des cadeaux...

Certains sont même prêts à se faire tatouer la photo de la candidate dans le dos en cas de victoire...

Et encore, vous n'avez rien vu, car le summum du bonheur, c'est à Mayotte.

Et on peut comprendre son bonheur, car TF1 n'a interrogé qu'une seule électrice là-bas, une seule, et coup de chance, elle va voter pour qui, d'après vous ? 

Conclusion de Le Pen, à un autre moment du tournage, devant le journaliste de TF1 : "C'est très plaisant de se déplacer comme ça. C'est objectivement plus plaisant d'être ici que dans les plateaux de télévision, c'est beaucoup plus sympa." Sans blague.

En illustrant ainsi cette "bataille de l'Élysée", TF1 nous dévoile les coulisses du néant, où les anecdotes qui sentent le Brie remplacent les idées, où les téléspectateurs qu'on prend par la main n'apprennent rien si ce n'est que Zemmour est une grenouille endurante, Mélenchon prend des notes avec un stylo, Le Pen est quand même super sympa et Pécresse peut compter sur le soutien de mousquetaires et de Yoda. Que la force soit avec vous, chers électeurs.

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