"Camper", mode d'emploi d'un emballement médiatique

Sherlock Com' - - Plateau télé - 142 commentaires

Il a dit "camper". Pour contester le déplacement en Israël de la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, Jean-Luc Mélenchon a fait un tweet dans lequel il lui reprochait de "camper à Tel-Aviv pour encourager le massacre" à Gaza. "Camper" ? Interrogée sur France inter, Braun-Pivet a aussitôt dénoncé un "terme" qui "n'a pas été choisi par hasard", sous-entendant une allusion antisémite. "Camper" ? Oui, "camper" en référence aux "camps de la mort", à l'holocauste. Une trop belle occasion que n'ont pas loupée les éditorialistes de BFMTV et CNews pour accuser Mélenchon d'antisémitisme. Retour sur les mécaniques de cet emballement médiatique que LCI a failli rater.

C'est assez rare de se poser dans son canapé et de zapper sur trois chaînes d'info en continu pendant une journée, de 7h à minuit. C'est en substance l'expérience que nous avons reproduite lundi 23 octobre. Oh les veinards, nous direz-vous…

Regarder les chaînes d'info en prenant le petit déjeuner à 7h, comme ce lundi 23 octobre, c'est accepter directement de monter dans un grand huit, avec une alternance de titres graves et de sujets plus légers. Ce matin-là, sur les trois chaînes d'info (BFMTV, CNews et LCI), il est question de la guerre Israël/Hamas, de la recrudescence des actes antisémites en France, des manifestations contre le projet autoroute A69… mais aussi de la possibilité de découvrir des œuvres de l'Egypte antique en réalité augmentée au Louvre, de la nouvelle expo sur l'espace qui ouvre à la Villette à Paris. Sans oublier le duplex iconoclaste d'un envoyé spécial de BFMTV dans la cuisine d'un restaurant du 2e arrondissement sur le thème du "fait maison".

Bref, à 7h du matin, pas de polémique en vue sur les chaînes d'info. Jusqu'à une interview de Braun-Pivet sur France Inter à 8h20, dont le verbatim et l'extrait vidéo vont être repris par les trois chaînes. Avec par ordre d'arrivée : CNews (verbatim dès 8h35), suivi par BFMTV (9h01), puis LCI (10h47).

L'extrait en question est une réponse à un tweet de Mélenchon, qui était lui-même une réponse à des déclarations de Braun-Pivet en Israël. Oui, va falloir suivre : toute cette histoire est une cascade de réponses à des réponses.

Rembobinons tout pour bien comprendre le contexte de l'interview de France Inter, qui va se retrouver sur toutes les chaînes d'infos. En déplacement en Israël samedi 21 et dimanche 22 octobre, la présidente de l'Assemblée nationale a notamment déclaré que "la France soutient pleinement Israël" et que "ce qui est important, c'est que les populations civiles qui se trouvent à Gaza soient le moins possible victimes de ce conflit. Mais on sait aussi qu'elles servent souvent de bouclier humain. Il faut les préserver bien sûr, mais rien ne doit empêcher Israël de se défendre".

Ce "mais" va susciter l'indignation du chef de file des Insoumis, lequel va publier le tweet suivant, dimanche 22 octobre, le jour où se tenait une manifestation pro-palestinienne à Paris :

C'est à ce tweet que Braun-Pivet réagit sur France Inter, lundi 23 octobre au matin. À la question de Léa Salamé ("Vous pensez qu'il vous visait personnellement dans le choix des mots ?"), Braun-Pivet, émue, répond ceci : "Connaissant un peu Jean-Luc Mélenchon, je suis convaincue qu'effectivement, le mot «camper» n'a pas été choisi par hasard et le fait que je favorise les massacres, c'est une nouvelle cible qu'on me met dans le dos et c'est très grave". Une "nouvelle cible", car elle a reçu de nombreuses menaces de mort et de messages antisémites ces derniers mois. Relancée par Nicolas Demorand pour préciser ses propos sur la nature du tweet de Mélenchon, Braun-Pivet peine à poursuivre et clôt la discussion par cette phrase : "Je suis désolée, mais je suis très choquée, en fait".

"Mélenchon est le nouveau Jean-Marie Le Pen"

"Le mot «camper» n'a pas été choisi par hasard." C'est cette phrase qui va donner le coup d'envoi de la journée des éditorialistes des chaînes d'info, particulièrement sur BFMTV et sur CNews.

A 8h35, Romain Desartes, le présentateur de la matinale de CNews embraye direct : "C'est un tweet qu'on peut qualifier de dégueulasse". Pascal Praud confirme une heure plus tard : "C'est absolument incroyable, la complaisance pour Jean-Luc Mélenchon. Si Jean-Marie Le Pen avait écrit ça…" Il ne finit pas sa phrase, car voyez-vous, "faut même plus commenter les phrases de Jean-Luc Mélenchon, parce qu'elles sont faites dans un but très précis : le chaos. Il cherche le chaos".

Faut plus commenter les propos de Mélenchon, mais ils vont quand même les commenter en y allant crescendo. Quand Gauthier Le Bret, journaliste politique CNews assure par exemple que "Jean-Luc Mélenchon est le nouveau Jean-Marie Le Pen", Praud surenchérit : "Pardonnez-moi, mais il multiplie les excès, de manière plus importante que Jean-Marie Le Pen. Pardonnez-moi de le dire comme ça. Jamais j'ai vu ça en France."

Au même moment sur BFMTV, Bruno Jeudy n'est pas loin de penser la même chose : "C'est un tweet assez répugnant, il faut le dire. Le mot "camper", madame Braun-Pivet a raison, c'est un mot évidemment qui fait écho, il n'est pas choisi par hasard (...) Jean-Luc Mélenchon aime la langue française, il connaît son histoire, il connaît l'Histoire du pays, l'Histoire de la République, il sait ce qu'il fait, et ce mot ne relève pas du hasard".

Pas de hasard, ça permet à Morandini sur CNews de titrer son "débat" de 11h : "Insoumis et antisémitisme : le flirt malsain". Et ce, malgré un nouveau tweet de Mélenchon dénonçant "la police des mots" et réfutant toute allusion antisémite. Non, y'a vraiment pas de hasard, selon Morandini : "Jean-Luc Mélenchon connaît très bien le français. Il est malin, intelligent. Quand il dit "on joue sur un mot", on ne joue pas sur un mot, c'est lui qui joue sur les mots". Gauthier, le journaliste politique de CNews confirme : "C'est un tribun, Jean-Luc Mélenchon, il connaît très bien les mots. Si c'était sans arrière-pensée, franchement, c'est très surprenant parce qu'effectivement, on pense tout de suite aux camps de la mort." 

Sur BFMTV, en début d'après-midi, Anne Saurat-Dubois, journaliste politique BFMTV, est un peu plus mesurée : "Sans doute, on n'aura pas le fin mot de l'histoire (...) au pire, si c'est volontaire, c'est catastrophique. Au mieux, c'est maladroit".

Maladroit ? Mais non, puisqu'Eugénie Bastié, "celle qui ne veut pas être réac' sur sa page Wikipedia", prédit même la fin de Mélenchon sur CNews à cause de ce mot : "Je pense que ce qu'a fait Jean-Luc Mélenchon  (...) est l'équivalent du «détail» pour Jean-Marie Le Pen qui va aboutir à sa marginalisation de la vie politique".

En fin de journée, la tension n'est toujours pas retombée. Dans un retournement de situation délirant, pour commenter ce tweet, BFMTV invite même un élu RN, lequel ne se gêne pas de souligner qu'il "y a plus qu'une ambigüité" à propos du caractère antisémite de ce tweet.

Au 20h de Ruquier (oui, Ruquier est bien sur BFMTV désormais), le mot "camper" est encore au cœur des débats. "Est-ce une erreur d'avoir utilisé le mot "camper" ?", demande Ruquier à un député LFI. Non. Bon, mais "s'il n'est pas antisémite, il est très maladroit", insiste l'animateur. Le tout avec des bandeaux dont le ton ne s'embarrasse plus de l'apparence d'une chaîne d'info : "dans une zone grise", ou proche "de la ligne rouge", "Mélenchon touche le fond et creuse".

Sur LCI, qui est resté soft toute la journée, le feu d'artifice a lieu à 20h, avec l'édito de Ruth Elkrief sobrement intitulé "L'indignité Mélenchon"Attention, c'est parti : "Ce qu'a fait hier Jean-Luc Mélenchon, c'est une réflexion qui en appelle au code de l'antisémitisme et qui doit heurter tous les Français", attaque Ruth Elkrief. 

En cause : l'usage du mot "camper", dont le sens est limpide. "Je ne vous fais pas un dessin", s'indigne l'éditorialiste. Mais encore ? "Ne vous y trompez pas, ce n'est pas un dérapage. C'est une façon de se diaboliser de façon délibérée pour choquer, pour provoquer et focaliser le débat autour de lui. C'est une technique qu'on connaît bien (...) mais ce qui est plus grave et ce qui me choque d'abord, c'est que Jean-Luc Mélenchon rompt avec la République, avec les principes de la République. Il met de l'huile sur le feu, on l'a vu, dans une période extrêmement difficile, indirectement il met en risque des Français juifs puisqu'il désigne Yaël Braun-Pivet d'abord par ses origines."

Oui, avec le terme "camper", Mélenchon aurait évidemment désigné la présidente de l'Assemblée nationale par ses origines juives.

"Camper", la preuve que les adversaires de LFI cherchaient

Depuis le 7 octobre, les Insoumis ne se sont pas facilité la tâche pour évoluer dans ce paysage médiatique hautement inflammable. Depuis que Mélenchon et une partie des Insoumis ont refusé de qualifier le Hamas de groupe terroriste, ils sont obligés de se justifier sans cesse dans un brouhaha médiatique inaudible que décrit très bien Daniel Schneidermann (ici et ). 

Cette polémique délirante sur le terme "camper" s'inscrit aussi dans un contexte de suspicion d'antisémitisme à l'encontre de Mélenchon et des Insoumis. Des accusations distillées dans la presse ces dernières semaines (le Monde, Marianne, l'Express, RTL, Europe 1), comme l'a relevé avec précision Acrimed.  Alors quand Mélenchon publie son tweet, on a quelques signaux laissant présager que l'accusation d'antisémitisme va redoubler (un tweet ici, une "anthropologue" sur CNews).

Et c'est bien avec ce focus sur le terme "camper" que les adversaires de Mélenchon pensent avoir enfin trouvé la preuve irréfutable de cet antisémitisme rampant, lui qui connaît si bien la langue française. Qu'importe qu'il ait démenti dans un second tweet en dénonçant une diversion. C'est trop tard, il a dit "camper", et le caractère antisémite de ce tweet ne fait que peu de doutes.

"Camper" : LCI a failli louper la polémique

La mécanique de cet emballement est implacable : un tweet, un extrait choc, la petite phrase, et ça fait une journée de bandeaux et de débats.  Mais l'allusion aux camps de concentration était-elle si évidente ? Pas pour les éditorialistes matinaux de LCI, à qui Ruth Elkrief aurait été bien inspirée de faire un dessin.

Aux premières heures de la journée, LCI semble chercher sa polémique du jour. A 7h07, c'est d'abord le voyage de Braun-Pivet en Israël qui "fait polémique". C'est l'histoire d'un "soutien qui fâche".

Puis la chaîne s'oriente sur le fameux tweet de Mélenchon. Le leader de la France insoumise "remet de l'huile sur le feu"En plateau, Soazig Quéméner, éditorialiste politique, analyse la sortie de Mélenchon sur Twitter. Mais le problème n'est pas le mot "camper", c'est l'accusation "encourager les massacres" qui fait polémique.

A 7h12, LCI tente une troisième polémique avec un autre tweet, celui de Laurent Wauquiez, lequel a écrit : "La collaboration, 80 ans plus tard", en commentant la participation de Mélenchon à la manifestation pro-palestinienne à Paris.

Sur le plateau, on sent que les éditorialistes cherchent l'accroche, la bonne polémique du jour. Celle qui te garantit des mini-débats à dispatcher tout au long de la journée si t'as rien de mieux pour tenir l'antenne. C'est bête, ils ont le mot "camper" sous les yeux, mais ils ne voient pas le potentiel.

A 7h14, Soazig Quéméner revient sur le tweet de Mélenchon. A-t-elle remarqué le mot "camper" ? Pas du tout. Elle voit surtout la vidéo de la manifestation pro-palestinienne sous son texte : "Ce que fait Jean-Luc Mélenchon depuis le début, depuis le 7 octobre, c'est pas des tweets à l'emporte-pièce, c'est pas des tweets de quelqu'un qui s'énerve derrière son clavier, il y a un but idéologique et politique, c'est d'être le porte-voix d'une partie de la communauté musulmane."

A 7h21, c'est Mario Stasi, le président de la LICRA (la ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme) qui est interrogé sur LCI. Il est très remonté contre Mélenchon. Mais toujours pas à cause du mot "camper" : "Jean-Luc Mélenchon a choisi ses mots. Encourager le massacre, c'est pas un mot de colère, c'est profondément maintenant ce qu'il pense. (...) Tout ça est indigne d'un homme politique qui est censé représenter la nation. On ne joue pas avec les mots comme il le fait, on ne provoque pas comme il le fait. Et s'il pense réellement ce qu'il a dit de madame Yaël Braun-Pivet, c'est indigne de la République."

C'est pas faute de chercher la polémique, mais aucun des intervenants de LCI n'aura rien à dire sur "camper" avant l'édito de Ruth Elkrief à 20h, relayant les accusations de Braun-Pivet. Des accusations qui s'inscrivent dans un contexte où les macronistes cherchent depuis des mois à "exclure de l'arc républicain" Mélenchon et les Insoumis. 

Mais si ni les éditorialistes matinaux de LCI, ni le président de LICRA, n'ont évoqué le caractère antisémite du mot "camper", risquons une hypothèse : peut-être que "camper" voulait juste dire "camper". Selon Paris Match, Braun-Pivet a décidé de ne pas porter plainte contre Mélenchon.

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