"Pacifier la Seine-Saint-Denis", ou pacifier "Le Figaro"

Pauline Bock - - Déontologie - Les énervé·es - 57 commentaires

Le quotidien "dévoile le plan de bataille de l'exécutif pour pacifier la Seine-Saint-Denis"

Selon l'exécutif et "Le Figaro", pour les Jeux olympiques, il faudrait "pacifier" la Seine-Saint-Denis – territoire que le journal ne couvre, en immense majorité, qu'au prisme de la délinquance. Et si c'était "Le Figaro", ou du moins sa vision de tout un département, qu'il fallait pacifier ?

Le Figaron'est pas serein. Les Jeux olympiques 2024, organisés à Paris, commencent dans "un peu plus de 500 jours", et la Seine-Saint-Denis n'est pas "pacifiée". Vous n'étiez pas au courant ? Eh oui, la France est un terrain en guerre, et le département de la Seine-Saint-Denis, l'épicentre de ce conflit. Heureusement, l'exécutif a "un plan de bataille", que nous révèle fièrement, en exclusivité, le quotidien ce 27 février. INFO LE FIGARO : On est sauvés !

Champ lexical militaire

Le Figaro offre sa vision du département : "La Seine-Saint-Denis, volontiers pointée du doigt comme un «chaudron» gangrené par une délinquance endémique." Les liens hypertexte sont ceux de l'article original : ils renvoient respectivement vers un fait divers ("Un jeune homme tué par balle en pleine rue à Saint-Denis") et sur les chiffres de la délinquance en France. Tout l'article décline la métaphore du terrain en guerre, avec une profusion de termes directement sortis du champ lexical militaire : "pacifier", "plan de bataille", "le département miné en profondeur", "virer au bourbier""les réservistes", "stratégie en trois temps", "des unités ont été déployées en nombre", "les stratèges parisiens" (de la préfecture), "cette thérapie de choc a donné lieu à 1094 «frappes chirurgicales»". Avec une pointe de vocabulaire sexuel : "le dispositif va être encore «durci»", "la préfecture de police donnera un ultime coup de reins dès l'été 2023". Dans une illustration parfaite du journalisme de préfecture, l'article réutilise les éléments de langage de la préfecture de police de Paris, sans ménager la moindre distance critique : "Objectif? «Nettoyer» les poches de criminalité avant les Jeux olympiques de 2024."

Le chercheur au CNRS Sebastian Roché, qui travaille sur les questions de police et de sécurité, observe auprès d'Arrêt sur images que le Figaro décrit dans cet article un "territoire sans foi ni loi". Ce qui semble être une habitude de l'auteur de l'article, le rédacteur en chef adjoint du Figaro Christophe Cornevin : en 2020, déjà, le journaliste inventait une France apocalyptique dans un récit intitulé "72 heures de violence ordinaire en France" qu'ASI avait décrypté. Il indiquait alors à ASI avoir voulu "dépeindre ce qu'englobe le sujet de «l'ensauvagement»", mais contestait toute "mission idéologique". Cette fois, il ne nous a pas répondu.

Sebastian Roché souligne que le journal a "complètement détourné" une phrase du rapport de l'Union des associations européennes de football (UEFA) du 13 février 2023 concernant le fiasco sécuritaire au Stade de France, lors de la finale de la Ligue des champions entre Liverpool et le Real Madrid. L'article décrit le "cauchemar éveillé" vécu par les supporters : "Piégés à l'extérieur du stade et pris pour cibles, ils avaient été molestés et détroussés par des hordes déboulant de cités voisines." Et cite le rapport de l'UEFA : "Si la police avait adopté une approche proportionnée face aux menaces, il n'y aurait pas eu de déploiement de gaz lacrymogène et d'armes au poivre de Cayenne touchant tant de supporteurs innocents et vulnérables." Sebastian Roché explique que dans l'article du Figaro, cette phrase "est supposée montrer que la police avait mal anticipé la menace externe", alors que "dans le rapport de l'UEFA, c'est la police elle-même qui est une menace contre les supporters". Donc "l'article oublie que la principale menace sur la vie des supporters, c'était le risque de phénomène de foule," dit-il. Mais le Figaro n'est pas à une extrapolation près pour dépeindre le "9-3" comme un terrain en guerre.

Le 9-3, c'est la jungle

Hormis Patrick Karam, vice-président de la région Île-de-France chargé de la jeunesse et des sports, aucun élu du territoire n'est interviewé, surtout pas ceux des localités concernées, en particulier Saint-Denis. On lit donc que "certains élus s'inquiètent". Mais seul est nommé Karam, cet "ancien délégué interministériel pour l'égalité des chances sous la présidence de Nicolas Sarkozy", donc très Figaro-compatible... et que les abonné·es d'ASI connaissent : venu sur notre plateau en 2020, il avait révélé avoir été à l'origine d'une enquête du Parisien sur un club de sport soupçonné de radicalisation religieuse. Pour le Figaro, Karam développe un argumentaire de l'ordre de la prédiction apocalyptique : "Les bandes et les vendeurs de drogue vont revenir en force, pas seulement de Seine-Saint-Denis mais de toute l'Île-de-France, attirés par l'effet d'aubaine que représenteront tous ces touristes […]. On risque des vagues d'agressions et des conflits de territoire dans des secteurs où chaque centimètre carré va compter." Et encore : "Beaucoup [de jeunes] se sentent déjà exclus, disqualifiés, et leur frustration pourrait se muer en colère. C'est d'autant plus vrai que seule une minorité devrait bénéficier des dix millions de billets mis en vente. Ils regarderont les Jeux depuis le bas de leur tour […] comment vont-ils réagir en voyant passer des flux entiers d'heureux bénéficiaires ?" Karam est à un cheveu d'une bonne idée consistant à offrir des billets aux jeunes de Seine-Saint-Denis : dommage pour eux, il est trop occupé à les diaboliser pour y songer.

Pour"équilibrer", le journal cite rapidement Thomas Collomb, le directeur délégué à la sécurité de Paris 2024. Vu le sujet, il semble pourtant être un interlocuteur privilégié pour cet article, mais qui n'aura qu'une petite phrase pour rappeler qu'"il faut éviter de stigmatiser la Seine-Saint-Denis, où la journée olympique et paralympique du 6 juin dernier a accueilli une foule importante sans le moindre incident, dans une ambiance familiale et joyeuse". Pour le reste, on a droit à des citations anonymes, comme cet "observateur privilégié" dont on ignore tout, sauf ses opinions racistes puisqu'il déclare tranquillement : "Dans ce département aux allures de tour de Babel, où sont concentrés quelque 130 ethnies, 600 000 étrangers en situation régulière et environ 200 000 clandestins, les bouffées de violence se finissent plus volontiers au hachoir ou à la machette." Sebastian Roché soupire : "Toutes les sources anonymes semblent venir de la préfecture de police de Paris, tous les éléments de langage sont ceux de la préfecture." 

La combinaison d'éléments de langage préfectoraux et de citations anonymes mais apocalyptiques se suffit à elle-même. Mais le Figaro en rajoute une couche avec ses propres mots : "Le pari est colossal. Au sommet de l'État, personne n'ignore que la moindre anicroche pourrait virer au scénario catastrophe et flétrir l'image de la France sur la scène mondiale." Carrément. Pour le Figaro, le "9-3", c'est donc, dans l'ordre : la "délinquance", les "bouffées de violence", le "bourbier". Bref, c'est la jungle, et la jungle, ça se pacifie.

"Pacifier", un mot lourd de sens (colonial)

Le Figaro ne peut pas ignorer que le terme "pacifier" est historiquement chargé. "La pacification est un terme généralement accolé aux guerres coloniales et de décolonisation menées par les Européens à travers leurs empires ultramarins", résume l'historien Jean-François Klein dans un article titré "La «pacification», un processus impérial". Sebastian Roché voit dans cet article "la thèse de «la police qui nous protège des sauvages»", et détaille : "Ce qu'explique l'article, c'est qu'il y a beaucoup de «sauvages» en Seine-Saint-Denis, et que sans la police, il n'y aura pas de protection et qu'il faut se préparer à la fin du monde : l'échec des Jeux." Il lie directement l'angle du Figaro aux remarques du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin sur "l'ensauvagement" de la société

"C'est vrai qu'il y a une surdélinquance dans les zones pauvres de Seine-Saint-Denis, comme dans les quartiers pauvres des grandes métropoles, ajoute Roché. Mais là, on a l'impression qu'on va installer des enceintes [des JO] dans une zone sauvage, une zone de guerre où aucune forme de vie n'est possible en dehors de ces enceintes. À lire ça, on dirait que les hordes se préparent à entrer dans Rome." Il regrette cette "variation sur un thème mille fois connu" et rappelle : "Quand Sarkozy parlait de «nettoyer les banlieues au Karcher», c'était synonyme de ce qui est dit là." De quoi empêcher toute lecture sociologique du sujet pourtant complexe qu'évoque l'article du Figaro : celui de la frustration des jeunes des quartiers pauvres, causée par l'énorme déficit de services publics dans ces zones, et que Roché a étudiée dans son ouvrage La nation inachevée"On est à mille lieues d'utiliser les Jeux olympiques pour mieux intégrer la Seine-Saint-Denis à l'espace de l'Île-de-France. Ce que propose le Figaro, c'est davantage de répression policière. Il n'est pas question d'inclure, juste de tenir à l'écart. "

Pacifions le "Figaro"

Au Figaro, "Seine-Saint-Denis" est presque exclusivement synonyme de faits divers sordides. "Un suspect écroué pour l'assassinat d'un truand en Seine-Saint-Denis" ; "Décès d'une mère de famille à Saint-Raphaël: le mari interpellé en Seine-Saint-Denis" ; "Le rappeur Vegedream détroussé en Seine-Saint-Denis" ; "Seine-Saint-Denis: un homme tué à coups de couteau" ; "En Seine-Saint-Denis, un automobiliste dans le coma après un passage à tabac"... En dehors des JO, qui engendrent quelques articles sur les pistes cyclables pour relier Paris au 93, point de salut : il s'agit toujours d'enfoncer le clou sur "l'ensauvagement" présupposé d'un "territoire perdu de la République"

Au Monde, une recherche similaire avec le nom du département comme mot-clé fait ressortir des sujets divers sur le problème des enseignants non-remplacés, le précariat des personnes immigrées, la difficile création d'emplois dans le département ou encore l'inquiétude face à la loi "anti-squat". Bref, des sujets variés et complexes pour un département qui l'est tout autant. Mais au Figaro, la Seine-Saint-Denis, c'est la jungle de la délinquance, point c'est tout. Hormis un petit sujet récent sur les vitraux (pour mieux rappeler qu'ils avaient été dégradés en 2019), on ne trouve rien non plus dans le Figaro sur des sujets "9-3" plus légers, qu'on imaginerait pourtant plaire au lectorat de droite, comme la rénovation de la basilique de Saint-Denis, tombeau des rois de France. 

Il faut dire que la dernière fois que le Figaro – version magazine, plus droitière que le quotidien – avait couvert cette "nécropole oubliée" (surtout oubliée par des journalistes ne mettant jamais un pied à Saint-Denis), en 2022, c'était déjà pour cracher sur la ville qui a donné son nom au département. Avec une introduction chargée de clichés : la ligne 13 du métro, qui dessert Saint-Denis, "porte malheur autant que malaise", la ville elle-même est "une tour de Babel montée sur rail, où le niqab côtoie le boubou" mais où l'on ne voit "aucun béret basque, sauf les jours de match de rugby" au Stade de France. Et où il faut "slalomer entre des hit­tistes (c'est par cette expression imagée que les Algériens appellent les jeunes inactifs traînant dans les rues : littéralement ceux «qui tiennent les murs»)" pour y accéder. Bref, le Figaro considère que "nos bons rois s'en retourneraient dans leurs tombes". Rien à sauver, on vous dit.

Les journalistes du Figaro parviennent-ils à dormir la nuit sans cauchemarder de l'effondrement de la société, causé par "les bandes et les vendeurs de drogue" du "chaudron gangrené par une délinquance endémique" qu'est la Seine-Saint-Denis ? Ont-ils besoin de relire le "plan de bataille de l'exécutif pour pacifier la Seine-Saint-Denis" avant de s'endormir ? Quand ont-ils posé le pied dans le "9-3" pour la dernière fois ? Souhaitent-ils que cette journaliste, qui vit dans le 93 et s'y plaît, les y accompagne afin de les rassurer ? Peut-on, enfin, pacifier le Figaro ? Contacté, l'auteur de l'article Christophe Cornevin, rédacteur en chef adjoint du Figaro, n'a pas répondu à nos sollicitations, mais nous ne perdons pas espoir d'avoir, un jour, la réponse à ces questions.

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