Passagère tuée par la police : le "journalisme de préfecture" à l'œuvre

Pauline Bock - - 117 commentaires

Plongée dans 24 heures de chaînes info

Rayana, 21 ans, est décédée le 4 juin à Paris d'une balle de la police. Le conducteur de la voiture dans laquelle elle était passagère a refusé d'obtempérer. Plusieurs médias ont massivement relayé la thèse policière de la légitime défense ; d'autres ont fouillé dans le casier judiciaire de la jeune femme tuée et de l'autre passagère. Les tweets de Jean-Luc Mélenchon ont ensuite polarisé l'attention médiatique. Retour sur une parfaite séquence de "journalisme de préfecture", qui consiste à relayer sans distance la version des autorités au sujet d'opérations policières.

Rayana avait 21 ans. Elle est morte le samedi 4 juin, tuée d'au moins une balle dans la tête après que trois policiers ont tiré sur la voiture dans laquelle elle était passagère. Le conducteur refusait d'obtempérer à un contrôle. Son amie Inès, 21 ans elle aussi, était assise à ses côtés sur le siège arrière et a déclaré à Franceinfo ne pas connaître le conducteur ni le quatrième passager : ils s'étaient rencontrés "quelques instants auparavant lors d'une soirée dans le quartier Pigalle à Paris." Rayana est morte le lendemain à l'hôpital, mais les médias ont peu parlé d'elle. Du Figaro à CNews et du Parisien à Franceinfo, le mot-clé le plus fréquent dans les titres sur l'affaire n'est pas "passagère tuée lors d'un contrôle policier", mais "refus d'obtempérer". 

"Selon les policiers, la voiture aurait foncé sur eux"

Lundi 6 juin à 7 h 30, la journaliste police-justice de BFMTV Mélanie Vecchio tente de reconstituer la scène en duplex dans la matinale de la chaîne. Quartier de la porte de Clignancourt, Paris, samedi matin, vers 10 h : trois policiers à vélo s'approchent d'une voiture transportant quatre personnes – "deux femmes, deux hommes""Au moins un des deux passagers à l'arrière n'avait pas sa ceinture de sécurité", explique Mélanie Vecchio, ce pourquoi les policiers souhaitent procéder à un contrôle. "Mais la voiture va s'enfuir," dit-elle, et se retrouver bloquée dans une voie de bus. "Les policiers se dirigent vers le véhicule, et selon eux, cette voiture aurait foncé sur eux. Ils ne sont pas blessés mais ils vont tirer, tous les trois, à plusieurs reprises." Le conducteur, touché au thorax, a survécu. Rayana, la passagère touchée par balle à la tête, meurt à l'hôpital le lendemain. Les trois policiers, placés en garde à vue dimanche, sont sortis mardi sans être placés en examen.

Tout au long de la journée, BFM TV distille des informations plus précises, provenant toujours de la police. À 8 h, on apprend que "selon les policiers", le véhicule aurait "pris une rue à contresens et traversé un passage piéton dangereusement" puis que, toujours "selon les policiers", l'un d'eux aurait brisé la vitre et demandé au conducteur de couper le contact. "Ce dernier refuse d'obtempérer, redémarre puis, selon les policiers, il fonce sur l'équipage des forces de l'ordre." Les policiers font donc "usage de leurs armes". Presqu'immédiatement après ce sujet, la caméra de BFMTV se tourne vers Ivan Assioma, du syndicat policier Alliance, qui va confirmer la version policière : "On est dans le cadre d'une tentative d'homicide avec arme par destination."

Tapis rouge pour le syndicat Alliance et l'avocat des policiers 

Sur BFMTV, les différents soutiens policiers vont se succéder toute la soirée du 5 juin, et la journée du 6 juin. Le policier médiatique Abdoulaye Kanté est à l'antenne le 5 juin vers 22 h 30 pour dire que les policiers "ont juste tiré pour sauver leur vie". Il est remplacé par Ivan Assioma (Alliance) le 6 juin à 8 h dans l'extrait cité plus haut, puis revient à 9 h dans l'émission de Bruce Toussaint pour répéter ses arguments, puis dans le journal de 10 h. À 11 h, il laisse sa place à Mathieu Valet, secrétaire général adjoint du Syndicat indépendant des commissaires de police, qui explique que "c'est un drame que nos policiers soient en garde à vue, parce qu'ils ont voulu protéger la vie des autres, et leur vie". À 12 h 40, puis à 13 h 42, Ivan Assioma, est de retour. Deux sujets réutilisent son interview du matin, dans laquelle il rappelle "le risque de blessures, ou pour les policiers, ou pour autrui". À 12 h 40, puis à 13 h 42, c'est encore lui. À 14 h, le micro est tendu à l'un de ses collègues : Loïc Le Couplié, secrétaire général administratif d'Alliance, qui dit : "La police est confrontée à une violence sans aucun garde-fou"

À 14 h 38, on repasse l'extrait d'Ivan Assioma sur la légitime défense ; à 15 h, l'interview de Le Couplié est rediffusée ; à 15 h 39, Assioma à nouveau ; à 16 h, revoilà Le Couplié ; à 16 h 36, Assioma... À 16 h 55, nouvelle tête : François Bersani, porte-parole Île-de-France du syndicat Unité SGP Police FO, qui estime que les policiers se sont "sentis en danger pour eux-mêmes et pour autrui, c'est le cadre de la légitime défense". Puis à 19 h 36, David Le Bars, secrétaire général du syndicat des commissaires de la police nationale, prend le relais ("Est-ce qu'il faut ou non faire usage d'une arme à feu dans ce genre d'affaire ? Tout dépend de comment le contrevenant s'est comporté"). Kanté est de retour vers 20 h 30 pour déclarer que "si la police a fait usage de cette arme, c'est qu'elle n'a pas eu le choix, parce que la vie était en danger", et Assioma fait une dernière apparition à 22 h 30, pour défendre à nouveau la thèse de la légitime défense. Pffiou.

Toujours sur BFMTV, le 6 juin au soir, arrive l'avocat Laurent-Franck Liénard, qui représente les trois policiers dans cette affaire – ainsi que les policiers qui ont tué la passagère d'une voiture sur le Pont-Neuf à Paris, dans des circonstances analogues, mais cela ne sera précisé qu'en fin d'interview. Liénard va rester en plateau pendant près de 45 minutes. Tirer est "un ultime recours pour un policier", dit-il : "C'est un grand moment de solitude pour un policier, qui se retrouve avec l'arme à la main et est obligé d'appliquer des tirs sur quelqu'un. Ils ont été contraints de le faire, ils le vivent comme une contrainte, s'ils ne l'avaient pas fait, ils disent qu'il y aurait eu des blessés, voire des morts." Il y a eu pourtant des blessés et une morte. Liénard poursuit sa défense : "Face à cette équation, ils ont décidé de tirer." 

Il ajoute que "leur vie a été en danger" face à cette voiture  arrêtée par la circulation. Enfin, il précise que "les tirs sont totalement simultanés" car les trois policiers "ont ressenti la dangerosité de la manœuvre et l'urgence de réagir" – un argument qu'il réutilisera le lendemain, le 7 juin, dans le Parisien, en affirmant que ses clients "ont ressenti l'urgence de réagir"Puis, nouvel élément de langage : "La garde à vue, vous savez, c'est extrêmement humiliant pour un policier, on a retiré leurs ceintures, leurs lacets, et on les a fait dormir en cellule..." 

Il faut attendre l'intervention de l'éditorialiste Nora Hamadi, à 22 h 55, pour que soit posée frontalement et sérieusement la question de la proportionnalité : "N'y a-t-il pas d'autre moyen d'arrêter le véhicule sans avoir un décès ?" Liénard se fait alors le héraut d'un danger civilisationnel : "Le refus d'obtempérer, c'est la plaie de notre société, dit-il. Dans ce pays, qui est en train de sombrer désespérément, il n'y a plus du tout de respect de l'autorité... L'autorité n'existe plus, et notamment l'autorité policière."

BFMTV : la passagère décédée "était connue des services de police"

Dans un article publié le matin du 6 juin sur le site de BFMTV, la journaliste police-justice Mélanie Vecchio déroule le casier judiciaire du conducteur... mais aussi celui de la passagère décédée. 

Selon "les informations" de BFMTV, qu'on devine sorties du dossier policier, Rayana "était également connue des services de police" car "en 2016, âgée de 15 ans, elle commettait un vol à l'arraché dans le 7e arrondissement de Paris" et qu'en "août 2020, elle était mise en cause pour un fait de détention et d'offre de produits stupéfiants [...] Toute poursuite était depuis éteinte." Des informations que Mélanie Vecchio cite aussi à l'antenne de BFMTV, à 10 h. La jeune femme n'étant pas au volant de la voiture, ni responsable du refus d'obtempérer, quel est l'intérêt de cette information ? Contactée par Arrêt sur images, Mélanie Vecchio a initialement répondu à nos messages, mais ensuite expliqué "ne pas pouvoir répondre à nos questions".

Le 8 juin, la police souffle également à l'oreille d'Europe 1, qui répète (et complète) les informations de BFMTV sur le casier des passagers. Cette fois, c'est Inès, l'amie de Rayana, qui en est le sujet : "Selon les informations d'Europe 1, la passagère arrière, Inès Z., est connue pour outrage, violences volontaires et proxénétisme," écrit Louis de Raguenel, ancien de Valeurs actuelles qui dirige désormais le service politique de la radio. Il se félicite de ce scoop sur Twitter.  Mais Inès, pas plus que Rayana, n'était au volant de la voiture.

"Les policiers n'étaient pas obligés de tirer directement"

En revanche, le 7 juin au soir, Inès prend la parole sur Franceinfo. Le témoignage de cette jeune femme, qui a aussi 21 ans et suit des études pour devenir esthéticienne, remet fortement en question la version policière. Elle décrit une scène "très violente", durant laquelle elle dit ne "pas avoir entendu «Sortez de la voiture» ou «Mains en l'air»" avant que les agents de police ne "cassent les vitres en tapant avec leurs armes". Surtout, elle souligne la simultanéité de la fuite de la voiture et des tirs policiers : "On a entendu des coups de feu, la voiture qui repart. Tout cela s'est passé en même temps. La voiture n'est pas d'abord partie et ensuite ils ont tiré, c'est en même temps. Ils ont dû tirer une dizaine de coups de feu, ça a duré longtemps." 

Elle se souvient avoir vu son amie Rayana "en sang", "tombée dans les pommes", et note l'attitude peu précautionneuse des policiers : "Ils nous ont fait sortir de la voiture. Ils nous ont menottés. Ils nous ont laissé sur un coin de la scène, plus de trois heures en plein soleil, devant la foule. On ne nous a pas laissé voir de médecin." Enfin, elle exprime sa "colère" :"Les policiers auraient pu faire autre chose, ils n'étaient pas obligés de tirer directement  [...] N'importe qui aurait pu prendre une balle perdue. Les policiers n'ont pas su garder la tête froide." L'autre passager, un jeune homme nommé Ibrahima, témoignait sur RTL la veille et exprimait lui aussi son incompréhension. 

Il décrit un agent "en train de trembler" qui "tenait un pistolet" et qui est "venu sur le côté et a frappé à la vitre" : "Comment pouvez-vous frapper sur une vitre conducteur et que quelqu'un vous percute en même temps ? C'est impossible ! Après, on a avancé et quand ils sont venus la deuxième fois, ils se sont mis des deux côtés et nous ont braqués direct. Je regardais plus la personne vers la gauche, je voyais qu'il tremblait, qu'il n'était pas serein, ça se voyait qu'il allait tirer." Comme Inès, Ibrahima raconte avoir répété au conducteur de s'arrêter et de sortir du véhicule. L'agent, dit-il, "a tiré directement, au moins dix coups de feu.Selon lui, les policiers "voulaient se déchaîner".  

La version d'Inès et d'Ibrahima est corroborée par des témoins de la scène retrouvés par Franceinfo, selon lesquels la voiture n'aurait pas démarré en trombe. "D'après les informations de Franceinfo, les témoins expliquent qu'il n'y a pas eu de vitesse excessive, et pas de «démarrage en trombe». Ceux-ci affirment que le conducteur a feint de ne pas voir les policiers, a ignoré le contrôle, avant de finalement s'arrêter vu la circulation, mais trop tard."

CNews : Rayana a "pu motiver le conducteur à prendre la fuite"

Sur CNews, comme sur BFMTV, la version policière a de beaux jours devant elle. Le 6 juin vers midi, l'éditorialiste Arnaud Benedetti n'est pas loin de suggérer que la passagère l'a bien cherché, puisque "l'intégrité physique est sacrée, mais le respect de l'autorité aussi" et "si vous prenez le risque de transgresser cette ligne sacrée, vous vous mettez en danger, forcément", tandis qu'un syndicaliste d'Alliance suggère que la passagère tuée a pu "motiver le conducteur à prendre la fuite". En plateau, personne ne le contredit. 

La publication des témoignages d'Inès, d'Ibrahima et des témoins oculaires de la scène ne changent rien au discours des éditorialistes de la chaîne bolloréenne. Sur CNews, dans L'Heure des Pros du 8 juin, rebelote. "C'est un boulot dangereux de forcer des barrages de police," estime Renaud Girard, tandis que Pascal Praud écorche le prénom de la victime, l'appelant "Rihanna" au lieu de "Rayana". La journaliste Véronique Jacquier considère quant à elle que "ce qui est interpellant", ce n'est pas tant la mort de Rayana que le fait que le témoignage d'Inès ressemble à "une scène de Far West : dix tirs, comme ça, partis... Et ça pose la question de... Moi, je pense que le problème, ce n'est pas la police." Elle tente : "On est dans une société de plus en plus violente, quid de la légitime défense ?" 

Gilles-William Goldnadel en ajoute une couche : "On peut imaginer que les policiers se sont sentis en danger... Ces choses-là se passent en un dixième de seconde." Girard va jusqu'à affirmer que s'il y a eu "un dégât collatéral" – la mort d'une jeune femme innocente, donc – "les policiers ont fait leur travail". Praud rappelle que "[les policiers] étaient en danger, ils étaient en légitime défense" et conclut : "Toutes les paroles ne se valent pas non plus, bien évidemment... La parole des policiers peut être entendue avec plus de crédibilité que l'un des passagers de la voiture [...] Toutes les paroles ne se valent pas. Voilà ce qu'on pouvait dire ce soir sur ce sujet." Et hop, policiers dédouanés. 

"On essaie de salir la victime, c'est indécent"

Il faut attendre le 8 juin dans la soirée pour qu'un journal, le Parisien, consacre un portrait à Rayana et raconte la détresse de ses proches. "Elle ne connaissait pas Mohamed M., 38 ans. Elle lui a même demandé de s'arrêter quand les policiers lui ont fait signe. Mais le trentenaire, archi connu de la justice, ne l'a pas écoutée." Rayana, écrit le Parisien, "rêvait de devenir mannequin et est décrite par ses proches comme «très jolie, solaire, sensible, très affectueuse, toujours prête à rendre service». Son casier judiciaire était vierge." Une précision importante après plusieurs articles et éditorialistes ayant insisté sur le fait qu'elle était "connue des services de police"

La jeune femme de 21 ans, apprend-on dans l'article, faisait du baby-sitting et travaillait dans le restaurant où sa mère est cuisinière pour financer ses rêves de mannequinat. L'avocate de la famille de Rayana précise que "dix balles ont été tirées", dont une qui "a traversé le cerveau de la victime". Elle déplore : "On essaie de salir la victime, c'est indécent." Ses parents, dit-elle, "ne comprennent pas que leur fille soit morte d'une balle. Rien ne méritait ça. Ils pensent que les policiers auraient pu arrêter le conducteur sans tirer." 

Mélenchon parle de la police, les médias parlent de Mélenchon

Ce samedi 4 juin à Paris, la police a fait feu, et Rayana est décédée de ses blessures par balle. La police a donc tué. C'est le constat que fait Jean-Luc Mélenchon sur Twitter lorsqu'il écrit, le 6 juin, que "la police tue". Le jour-même du drame, le chef de la France insoumise tweetait déjà que "le groupe factieux Alliance justifie les tirs." "Encore un abus de pouvoir inacceptable. La peine de mort pour un refus d'obtempérer. Le préfet approuve ? Le ministre félicite ? La honte c'est quand ?", assumant de "créer la polémique pour qu'on parle du sujet"Mais au lieu de se concentrer sur ce fait avéré – la police a tué – les chaînes d'info constituent des plateaux d'experts pour débattre de la capacité de la police à tuer, et de celle de Mélenchon à provoquer. S'ils en profitent pour défendre la thèse de la légitime défense, les syndicalistes d'Alliance qui se relaient sur le plateau de BFMTV sont surtout invités pour répondre aux "attaques" de Mélenchon, et non pour débattre de la proportionnalité de la réponse par arme à feu à un refus d'obtempérer. 

"M. Mélenchon s'est transformé en rappeur qui chante '«nique la police» !" estime pour sa part Éric Zemmour, invité sur BFMTV le 9 juin"Samedi, une jeune femme de 21 ans a été tuée d'une balle dans la tête lors d'un contrôle de police. Mais on tourne en boucle sur un tweet politique," se désole la journaliste Ellen Salvi sur Twitter. La presse s'y met aussi : pour le Point, le refus d'obtempérer devient "le prétexte de l'ultragauche pour désarmer la police" ; pour le Figaro Vox, "la violence verbale de Jean-Luc Mélenchon trouve sa source dans la tradition révolutionnaire". Sans surprise après un tel battage médiatique, 88 % de lecteur‧ices interrogé·es par le Figaro se disent "choqués" par les propos du leader de gauche. Notons que le 6 juin, tandis que BFMTV et, dans une moindre mesure CNews, tournent en boucle sur le refus d'obtempérer et sur Mélenchon, sur LCI, le sujet est évoqué au détour d'un journal, mais ce sont la guerre en Ukraine et les élections législatives qui occupent la première place de l'actualité. 

Le poste de télévision de la porte-parole du ministère de l'Intérieur Camille Chaize était peut-être branché sur BFMTV lorsqu'elle a choisi de soutenir la police avec un hashtag, #LaPoliceOnVousKiffeASI l'a contactée pour l'interviewer sur le sens de ce message, moins d'une semaine après qu'une jeune femme est morte d'une balle policière dans la tête. Elle ne nous a pas répondu.

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