Violences : le Figaro s'invente une France apocalyptique

La rédaction - - Intox & infaux - 84 commentaires

"La France a peur", version 2020

Dans un récit enlevé, intitulé "72 heures de violence ordinaire en France", le Figaro décrit par le menu un cambriolage, des règlements de compte, une tentative de viol, une profanation de cimetière, un assassinat... Nous avons soumis ce tableau, qui illustre la thèse de "l'ensauvagement" du ministre Darmanin, au spécialiste en criminologie Sebastian Roché, et à la linguiste et chroniqueuse d'ASI Laélia Véron. L'auteur, Christophe Cornevin, leur répond.

"Théâtre d’un déferlement de violence quotidienne, la France semble au bord de l’implosion. Les indicibles bouffées qui s’emparent du pays s’enchaînent à un rythme devenu vertigineux. Témoins ou victimes de scènes insupportables empoisonnant leur quotidien et allant parfois jusqu’à la barbarie, nos concitoyens, livrés à eux-mêmes, sont au bord de l’asphyxie". Le titre de l'article, "Chronique de 72 heures de violence ordinaire en France: le document choc", en disait déjà long, mais ces quelques lignes en guise d'introduction donnent le ton. Décrivant des faits de violence survenus les 27, 28 et 29 juillet, Christophe Cornevin, rédacteur en chef-adjoint au Figaro, spécialisé "sécurité et renseignement", raconte les fruits d'une insécurité qui serait galopante en France. Cambriolage avec violence, règlement de compte, profanation de cimetière, assassinat, tentative de viol... Les faits énumérés, pêle-mêle, s'enchaînent à un rythme "vertigineux", pour reprendre le mot de l'auteur. Et se déroulent "quasiment au même instant", à seulement "400 kilomètres de là" dans certains cas, attestant de ce "théâtre d’un déferlement de violence quotidienne" que serait devenue la France selon le journaliste, qui s'est appuyé sur les données des services de police et de gendarmerie, sur trois jours ordinaires.

"On a l'impression que ça arrive partout et à tout moment", analyse Sébastian Roché, politologue spécialisé dans la criminalité, interrogé par Arrêt sur images. Et le choix de la temporalité, 72 heures, y contribue à ses yeux fortement. "C’est une façon de donner de l’épaisseur à l’histoire. Quand on relate ces faits sur dix ans, les gens sont moins réceptifs." D'un point de vue "narratif" et du "style", Sébastian Roché salue le travail du journaliste. "Ce n'est pas une simple description, c’est ouvragé, ciselé, les événements se font écho." 

"L'HYPERBOLE" AU SERVICE DU SENTIMENT D'INSÉCURITÉ

Et en effet, les mots ne sont pas choisis au hasard, comme nous l'explique notre chroniqueuse, la linguiste et stylisticienne Laélia Veron. "On retrouve les procédés habituels de l'hyperbole, les métaphores dramatiques avec les termes "empoisonnant" ou "asphyxie", le lexique alarmant avec "barbarie" par deux fois ou "tragique", et les rapprochements-choc entre "Orange mécanique" et un petit village".  Le journaliste du Figaro rapporte en effet qu'"à Fomperron, village de 270 âmes dans les Deux-Sèvres, (...) [a eu lieu] une agression à domicile digne d’Orange mécanique : quatre malfrats armés et encagoulés ont surgi chez [un quinquagénaire] à 22 heures, avant de tuer l’un de ses chiens et de le molester jusqu’à ce qu’il révèle sa cache de bijoux et de numéraires." Le drame est terrible, mais la comparaison avec le film de Kubrick qui met en scène un sociopathe amateur d'ultraviolence est un peu disproportionnée.

Cette agression est relatée entre le récit d'une tentative de viol et la mention d'une blessure par balles au cours d'une rixe. "Ce n'est pas un diagnostic, ni un état des lieux (contrairement à ce qu'annonce l'introduction, ndlr), car il n'y a pas d'observation systématique. C'est une compilation un peu surréaliste, une liste à la Prévert ", explique Sebastian Roché. Un mélange des genres que l'on retrouve parfaitement dans l'extrait qui suit : "À Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), la brigade criminelle est saisie d’une énigme, après la macabre découverte d’un couple dénudé et tué par balles au domicile de la jeune femme (...). Quasiment au même instant, un délinquant de 28 ans blessé à la jambe sur la voie publique est déposé aux urgences hospitalières de Nantes (Loire-Atlantique) par deux inconnus qui prennent la fuite tandis que, à 400 kilomètres de là, à Vert-Saint-Denis (Seine-et-Marne), un homme est blessé par balle lors d’une rixe impliquant une dizaine d’individus." Une mise en réseau d'événements par "des liens logiques contestables" selon Laélia Véron. "On nous dit qu'une agression a eu lieu "tout comme" une autre agression, "simultanément" à une autre agression, "quasiment au même instant"... Ces affaires ont-elles vraiment quelque chose à voir? Peut-on vraiment mettre sur le même plan un règlement de comptes lié à la drogue et un féminicide ?", s'interroge la linguiste, qui analyse l'intérêt de cette "liste" : "Cela permet de créer un sentiment diffus sinon de cohérence du moins d'accumulation. Après avoir lu l'article, comment ne pourrions-nous pas être convaincus d'être tous les jours "témoins ou victimes de scènes insupportables ?" L'article génère ainsi un sentiment d'insécurité, et se veut donc "performatif" et non "constatatif", explique Véron. Ce que corrobore le politologue en d'autres termes : "Le mélange des genres, cette impression chaotique, illustre la thèse générale, "l’ensauvagement" : la société fout le camp, et ces choses diverses et variées traduiraient un effondrement moral général".

"Thèse traditionnelle des conservateurs"

Interrogé par ASI, Christophe Cornevin, auteur de cette "chronique de 72 heures", reconnaît que cette "accumulation" peut avoir un "effet vertigineux", mais se défend de toute "outrance ou volonté de noircir le tableau". "Pour être franc, je n'ai pris que la moitié des événements qui m'avaient été rapportés sur ces trois jours", tient-il à préciser. Son but : dépeindre ce qu'englobe le sujet de "l'ensauvagement", voir ce que "ça veut dire", ce que "ça recoupe comme réalité". Un thème cher au nouveau ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, dont le courage est salué dans cet article. "N’hésitant pas à nommer les choses au risque de provoquer la polémique, le nouveau ministre de l’Intérieur, dans un entretien au Figaro, s’est inquiété dès le 24 juillet dernier de «l’ensauvagement d’une partie de la société»."Un discours cash et sans fard" du ministre, dont cette chronique se veut l'illustration.


Selon Sébastian Roché, cet article défend en effet les "thèses traditionnelles des conservateurs". Première thèse, explique Roché : "Le danger vient de l'extérieur". Les nationalités de certaines des personnes accusées d'avoir commis les actes listés sont précisées (Ukraine, Maghreb, Roumanie), comme on peut le voir dans cet extrait où le terme "barbarie" est employé : "À Bordeaux, en pleine journée, un différend lié à la drogue tourne à la barbarie dans le quartier de la gare : appliquant la méthode de la «charia», deux «caïds» originaires du Maghreb tranchent la main d’un petit dealer, à la machette." 

On retrouve également le "côté identitaire" selon Sébastian Roché, lorsqu'il est fait mention de la profanation d'un cimetière dans l'Aude. "Cela met en avant 'qu'ils' s'en prennent même à nos morts, dans l’endroit le plus sacré, où l’on se réunit pour pleurer nos parents. C'est un appel au peuple, qui serait menacé jusque sous la terre". Autre atteinte aux biens mentionnée qui n'est pas dénuée de sens pour les conservateurs, les tags anarchistes à Vaison-la-Romaine. "L'anarchisme, c’est la pensée d'un monde sans État, donc ça fait très peur. Ce qui est dangereux, c’est qu’il se passe des choses graves, mais ce qui est encore pire, c'est que l’on puisse se passer de l’autorité de l’État. C'est ressenti comme une vraie menace", analyse le directeur de recherche au CNRS.

Des chiffres qui contredisent l'idée d'ensauvagement

Sébastian Roché le dit : les faits relatés dans cet article (délinquance, violences dus au trafic de drogue, etc) existent bel et bien, "ce serait une erreur de penser qu'il ne se passe rien". Mais ce que regrette le professeur de Sciences Po Grenoble, c'est une "absence de mise en perspective" de ces événements, ainsi qu'une reprise de la thèse de l'ensauvagement, fausse selon lui. "Ce sont 72 heures de la vie d’un pays entier, sur 60 millions d’habitants. Donc, automatiquement, il y a un certain nombre de choses qui se passe", tient-il à rappeler. Le journaliste Christophe Cornevin, qui conteste toute "mission idéologique", se justifie : "C'est une lecture clinique de la réalité, que je n'ai pas voulu circonstancier. C'est un angle".


"Une lecture clinique" qui laisse de côté plusieurs types de violences : les violences contre les femmes (peu d'exemples), les violences contre les adolescents, ou les violences racistes, comme le remarque Sébastian Roché. "Le but de ce papier, ce n’est pas d’informer, mais de proposer un cadre interprétatif : c’est la fin de la civilisation, l’effondrement de la morale, dixit Dupond-Moretti." Le ministre de la justice est en effet cité pour épouser la thèse de Darmanin : "Il y a une perte des repères, une perte des valeurs", a dit Dupond-Moretti. "C'est un ministre qui a juste une impression, des opinions", fustige le politologue.

Et Roché de mentionner les statistiques de la violence en France, qui contredisent la thèse d'une insécurité croissante. Le Figaro cite quelques chiffres des 12 derniers mois à la fin de l'article ("959 homicides, 265.416 faits de coups et blessures volontaires, 7196 vols avec armes", etc.) Mais lorsque l'on observe ceux des années précédentes, on n'observe pas de tendance à la hausse des faits de violence (hormis pour les taux de coups et blessures, voir notre mise à jour plus bas), bien au contraire ; voir les graphiques ci-dessous.

"Il n'y a pas de processus d’ensauvagement, mais au contraire un processus de civilisation des mœurs, qui est lent, certes. Par exemple, les violences contre les femmes et les violences racistes sont de moins en moins acceptées. Mais les changements de comportements sont très longs". Une baisse de la violence que l'on peut observer via les taux d'homicides, répertoriés depuis le XIIIe siècle d'après le politologue, et qui ont particulièrement baissé en Europe de l'Ouest, y compris en France.

L'augmentation que l'on observe dans le graphique ci-dessus en 2015 est liée aux attentats de Paris. Mais l'on perçoit bien une baisse générale sur le long terme. "Il y a des baisses et des hausses, mais l'on ne peut pas parler de tendance à la hausse en se basant sur quelques années. Ce sont seulement des fluctuations", explique Sebastian Roché. En ce qui concerne le sentiment d'insécurité, si certains sondages attestent de sa hausse, la dernière enquête "Cadre de vie et sécurité" de l'INSEE met en avant une stabilité voire une baisse par rapport aux années précédentes, comme on peut le voir ci-dessous.

Malgré ces chiffres, le sentiment d'insécurité reste un marronnier, comme on le voit à la fin de cette vidéo d'ASI. Dans la dernière séquence de ce montage, un avocat pénaliste veut nuancer les propos sur la montée de la violence d'un présentateur de CNews, et rétorque : "De là à dire que statistiquement il y a une multiplication des violences, je ne suis pas certain". Ce à quoi le présentateur répond, en appuyant sur les mots : "Y a les statistiques, et y a le ressenti des Français". 

Mise à jour : retour sur les chiffres de coups et blessures volontaires

Plusieurs internautes nous ont reproché sur Twitter d'évacuer les chiffres relatifs aux coups et blessures, qui expliqueraient le sentiment d'insécurité croissant en France. Des chiffres qui seraient en hausse selon le graphique que l'on voit ci-dessous, souvent cité par les internautes.

Contrairement aux graphiques présentés plus haut dans l'article, ces chiffres ne s'appuient que sur la base des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie. "Ces statistiques ne regroupent que ce que la police connaît, et sont donc dépendantes de la propension à porter plainte. Or ce n'est pas parce qu'il y a plus de plaintes déposées qu'il y automatiquement plus de violence", souligne Sebastian Roché. La hausse des dépôts de plaintes serait davantage liée selon lui à une mobilisation et à une prise de conscience sur certains enjeux, notamment pour les violences faites aux femmes et les violences racistes. On ne peut donc affirmer avec certitude qu'il y a bel et bien une hausse du nombre de coups et blessures en France. D'où l'intérêt des enquêtes dites "de victimation", comme les enquêtes "Cadre de vie et sécurité" mentionnées plus haut, qui incluent non seulement les plaintes mais aussi les atteintes pour lesquelles les victimes n'ont pas porté plainte (à cet égard, nous avons retiré un graphique sur les vols avec armes au-dessus, qui ne s'appuyait que sur les statistiques de police). Le graphique ci-dessous, par exemple, est issu d'une enquête de victimation, et montre une tendance à la baisse des violences physiques ou sexuelles. 

Alicia Blancher

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