Valls : si les dindes pouvaient parler !

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 93 commentaires

De Luigi Mangione à "Jean-Noël", les deux attentats largement médiatisés de la fin 2024 éveillent en nous des résonances similaires. Rien de commun, en apparence, entre l'assassinat par Mangione du PDG de l'assurance privée Brian Thompson (lire la chronique de Thibault Prévost), et le "vous êtes le pire des traîtres, vous êtes pire qu'un étron" lancé en direct à Manuel Valls par un auditeur de France Inter, "Jean-Noël". Même si le mot de "violence" a été accolé à l'un comme à l'autre, le premier est un crime, avec mort d'homme, et le second un "simple" attentat contre les convenances.

Rien de commun, sinon les troublantes résonances intérieures que les deux actes suscitent en nous. Aucun citoyen ne saurait, à visage découvert, dans l'espace public, justifier un assassinat. Aucun journaliste détenteur d'une carte de presse ne saurait, à visage découvert, assumer l'insulte adressée à un ministre de la République, investi dans les formes démocratiques. Et le titulaire de la revue de presse de France Inter, Claude Askolovitch, exprime l'opinion publiquement dicible, en opposant à "l'ivresse haineuse" des réseaux sociaux (quoique l'injure ait été proférée sur la radio publique) la "netteté factuelle et la sobriété" d'un portrait de Valls dans Le Monde. Pour avoir tenté de se hasarder sur la légitimité, parfois, de la colère populaire, de rappeler la différence entre violence formelle et violence sociale réelle, la journaliste de Libération, Marie-Eve Lacasse, s'est attirée les foudres des gardiens vigilants de la décence vallsiste du Printemps Républicain.

Et pourtant, sous le couvercle des convenances, quelle fureur bouillonne contre l'injustice, contre les trahisons des dominants, pour que des élues LFI comme Sarah Legrain, Rima Hassan, ou encore l'avocat des victimes de violences policières Arié Alimi, osent braver la réprobation publique, et se réjouir ouvertement de l'insulte adressée à Valls. Instaurant un espace "semi-public", avec cinquante nuances, les réseaux sociaux fournissent à cette colère-là une soupape, qui permet une vue plongeante sur ce que taisent les récits médiatiques.

Et dans le secret des consciences ! Et dans l'intimité des repas de fêtes en famille ! Combien de malades américains (et d'ailleurs) victimes de la rapacité des assurances privées, se sont sentis vengés par l'assassinat de New York ? En France, combien de cocus de gauche, cette immense armée, se sont sentis vengés des décennies de trahison de la gauche institutionnelle par l'insulte cambronienne adressée à Valls ? Ah si les dindes pouvaient parler ! Si les huîtres pouvaient balancer ! Si le foie gras pouvait témoigner !

D'autant que cette colère est nourrie de l'impunité conférée par les récits médiatiques, qui jamais n'appellent par son nom la droitisation de cette ex-gauche, avec la clarté que s'autorisent les chansonniers, comme nos ami.e.s les Goguettes.

Reportons-nous au portrait du Monde promu par Askolovitch au rang de forme journalistique acceptable dans l'univers de la presse préservée des "extrêmes".  Si la journaliste Solenn de Royer y reconnait (c'est la moindre des choses) que Valls a "lentement mais sûrement dérivé vers la droite", sa trahison de Hamon en 2017 n'y est pas nommée par son nom -trahison- l'autrice préférant estimer que Valls a "préféré rallier Macron avant la présidentielle".  Cette trahison n'est pas une trahison. Une simple "préférence".

A cette part de nous mêmes qui irrésistiblement jubile devant ces attentats, il faudrait pouvoir rappeler que Valls survivra politiquement à cette matinale de France Inter, et peut-être même en sortira-t-il renforcé dans l'esprit de braves gens pour qui, tout de même, il ne faut pas exagérer. Que la rapacité des assurances  américaines survivra à l'assassinat de Brian Thompson, et que la répression étatique s'est toujours nourrie d'actes terroristes. Que l'efficacité, l'espoir de changer le monde, sont ailleurs. Mais où ?

A tous ceux qui nous lisent ici, je souhaite de tout coeur une année  2025 riche en obsessions fertiles, à commencer par celle d'appeler les choses par leur nom.


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