Luigi Mangione, l'erreur 404 pour la presse
Thibault Prévost - - Fictions - Clic gauche - 80 commentairesDans cette affaire de meurtre d'un patron d'assurance, presque personne n'a interrogé la violence du système de santé américain
Soupçonné d'avoir tué Brian Thompson, patron d'une assurance privée aux États-Unis, et aujourd'hui devant la justice de New-York, Luigi Mangione a été présenté comme un "bad boy". Pourtant, en ligne, il a été adulé. Une fascination que les journaux n'ont pas cherché à analyser. Entre tentatives ratées de profilage numérique du mis en cause, refus de politiser son acte et de nommer la violence du système de santé privée, mais aussi, les cris d'orfraie moralistes sur la sacralité de la vie humaine, la presse étasunienne a fait l'étalage de sa déconnexion sociale.
Erreur 404. Absence de redirection vers l'information recherchée. Telle a été la réponse de la presse étasunienne face à l'anomalie Luigi Mangione, suspecté d'avoir assassiné le PDG de United Healthcare Brian Thompson, le 4 décembre à 6h44 du matin devant l'hotel Hilton de Manhattan, de trois balles dans le dos.
"Anomalie", car dès les premières heures suivant la publication de l'avis de recherche identifiant Mangione, les hordes d'enquêteur·ices du Web social remontent des éléments qui, mis bout à bout, dessinent une silhouette qui échappe aux récits médiatiques habituels, quasi réflexes, d'un pays où chaque semaine apporte son nouveau "loup solitaire" et sa nouvelle fusillade de masse.
Les fragments numériques de Luigi Mangione, mis bout à bout, racontent une histoire inédite : celle d'un jeune homme de 26 ans ayant grandi dans une famille aisée (et Républicaine), diplômé d'un master en ingénierie informatique (spécialisé en intelligence artificielle) d'une université de l'Ivy League, travaillant à distance depuis Honolulu, accro à la salle de gym et séduisant. Autrement dit, un jeune homme assis sur une montagne de privilèges, prêt à suivre une route programmée pour la reproduction de la domination. Première surprise : Brian Johnson a été abattu par quelqu'un de sa classe, ou destiné à le rejoindre au boy's club des dominants. Erreur 404.
Pire encore : plus les jours passent, plus la thèse de la "radicalisation sur Internet" s'évapore. L'analyse de ses comptes Twitter, Instagram, Facebook, Reddit et Goodreads révèle une galerie d'influences similaire à des millions d'autres jeunes hommes étasuniens : Mangione suit aussi bien des figures de la galaxie tech néofasciste comme Joe Rogan, Tucker Carlson, Elon Musk et Peter Thiel, que des personnalités comme Edward Snowden, Sam Altman et Alexandria Ocasio-Cortez. Les partages d'obsessions muskiennes sur la fertilité des Japonais, le wokisme, le déclin du christianisme occidental et la superintelligence artificielle côtoient des mèmes sur la salle de gym et des reprises de podcasts de développement personnel. Bref, Luigi Mangione, résume le critique culturel Max Read, est un bro comme les autres.
Même son avis favorable du manifeste de l'activiste et terroriste étasunien Ted "Unabomber" Kaczynski, La société industrielle et son avenir, ne révèle rien : loin d'être synonyme d'adhésion à la gauche anticapitaliste révolutionnaire, l'ouvrage technocritique prescient a depuis longtemps été réhabilité dans les cercles techies de la Silicon Valley. Luigi Mangione n'est ni un fasciste ni un camarade. Erreur 404. Aucun commentateur politique ne trouve ce qu'il était venu chercher.
Ça n'a l'air de rien, mais c'est un changement de paradigme. Pour la première fois, le portrait robot numérique n'a rien révélé d'autre que la banalité. Pas de double maléfique enfoui dans un historique 4Chan. Pas de logs sur Tor. Pas d'adhésion à la manosphère, à la communauté incel, rien. Pire, au moment des faits, Luigi Mangione n'avait plus rien posté en ligne depuis six mois.
L'enquête numérique collective, adoptée depuis une décennie par des journalistes spécialisés en faits divers, est officiellement caduque.Adieu les révélations explosives glanées dans les sombres recoins du cyberespace pendant que l'enquête de voisinage recueille les témoignages choqués sur "un garçon sans histoires". Alors télés et quotidiens repartent bredouille, et NBC se ridiculise en décrivant le jeu vidéo Among Us, sorte de " loup-garou" vidéoludique auquel jouait Mangione, comme "un jeu d'assassins" - ce qui revient à décrire les échecs comme une incitation au régicide. La vieille presse est une nouvelle fois à la rue, ses grilles de lecture réflexes - montre-moi ton historique de navigateur, je te dirai quel terroriste tu es - neutralisées par les événements.
Dans l'affaire Mangione, la hiérarchie du réel s'est inversée. Ou, comme l'écrit brillamment Ian Bogost, "nous avons atteint la fin d'Internet comme système comme dispositif d'information". Internet n'est plus un lieu de secrets inavoués, de pseudonymes et de confessions : à l'ère du Web social et de son ubiquité, la vie numérique est devenue la vie normale, la subjectivité sociale par défaut, l'endroit où l'on est vu, où l'on veut se mêler, l'endroit où on se tient. Si Je est un autre, c'est donc bien dans les anfractuosités du monde analogique, angles morts de l'industrie de la surveillance. Erreur 404.
L'histoire, résume le blogueur tech Ryan Broderick, serait donc celle d'une sorte de "radicalisation numérique inversée". Celle d'un homme ayant une vie numérique sans histoires, handicapé par un accident lui ayant causé une douleur chronique au dos, qui décide de se couper d'Internet pour mieux fomenter son plan d'action. Un homme qui écrit son manifeste à la main, sur un carnet, dans lequel il décrit précisément sa cible et les raisons de sa colère - "franchement, ces parasites le méritent. Pour rappel, les États-Unis ont le système de soins le plus cher de la planète, mais pointent au 42e rang des pays ayant l'espérance de vie la plus longue."
Mangione n'est pourtant pas affilié à United Health Care (UHC), affirme la compagnie, mais son geste devient soudainement politique : UHC est, de loin, le premier assureur du pays. Pour s'assurer de faire passer son message, il grave sur les douilles les mots "deny" et "defend" (nier et défendre), référence à l'essai de Jay Feinman Delay, deny, defend, publié en 2010, qui révèle le mode opératoire des compagnies d'assurance santé étasuniennes pour limiter au maximum les remboursements de soins. À rebours des fictions médiatiques racialisées, axées sur la figure du "loup solitaire" blanc qui tirerait dans le tas sans réfléchir pour "exorciser" sa "frustration", Luigi Mangione sait exactement ce qu'il fait, qui il vise, et pourquoi. Son récit devient alors imperméable à toute neutralisation pathologisante : aucun doute, il s'agit d'un acte de revendication politique, pas d'un délire psychotique ou suicidaire. Blâmer Call of Duty ou 4Chan ne tiendra pas. Erreur 404.
Autre fait inédit : sur les réseaux, la population étasunienne soutient massivement le tueur, quelle que soit l'orientation politique. Elle le soutient avec les outils de l'époque - cagnottes pour payer ses frais de justice, produits dérivés faits main sur Etsy, fan art, memes, éloges vidéo sur TikTok , chansons et playlists en son honneur, avalanches de commentaires de soutien, aimés et repostés jusqu'à épuisement. Plus inhabituel encore, Luigi Mangione est récupéré par les fandoms, ces communautés un poil obsessionnelles qui fictionnalisent des personnalités bien réelles (y compris, comme le montre le formidable travail de Katherine Dee, des tueurs en série et des meurtriers de masse) pour en faire des héros de fan fictions souvent chargées d'érotisme.
Dont acte : depuis un mois, Luigi Mangione est devenu le personnage principal des Internets, son objet de désirs et de spéculation. À tel point que les médias mainstreams en ont fait un sujet. Même en France. Même dans Elle. Chacun en veut son morceau. (Et moi compris, je vous vois venir. Coupable.) Internet, ce gigantesque moteur à exégèse collective, érige à Mangione un golem numérique, aussi gros que le vide laissé par le manque d'informations disponibles.
Ce double rêvé, un héros populaire aux allures de Robin des Bois anticapitaliste équipé d'un pistolet imprimé en 3D, existe indépendamment et au-delà de l'original, qui n'a toujours pas prononcé un mot depuis l'acte. Et l'existence même de ce fandom, analyse le magazine Wired, révèle une nouvelle anomalie : le pays qui vient d'élire un milliardaire sur la promesse d'une privatisation générale de l'État érotise et déifie l'homme qui a lancé la saison de la chasse aux PDGs. Même chose IRL, où quatre étasuniens sur 10 jugent l'acte "acceptable". Dans le sillage de Mangione, les États-Unis sont en train de redécouvrir la lutte des classes et les vertus de l'action directe. Et peu importe, au fond, si tout cela n'est que performativité numérique : ça frémit, et c'est déjà trop pour l'establishment.
Les pompiers de la presse libérale paternaliste - The Atlantic, the Guardian ou le New York Times - l'ont bien compris, et arrosent leurs lectorats enfiévrés d'une mousse tiédasse faite de poncifs moralisants : Se moquer du meurtre, c'est dégueulasse . La vie humaine est sacrée. La violence ne résout rien. Les plus inventifs vont chercher que Mangione bénéficie d'un privilège blanc médiatique, voire que Brian Thompson était un honnête et digne représentant de la classe ouvrière (!). Circulez, y'a rien à voir. Excepté une caste journalistique paternaliste et l'épaisseur de son bocal de verre.
Pour une partie de l'opinion, peu importe son camp politique, on le répète, Luigi Mangione reste un héros. Pourquoi? Parce que, comme l'écrit le journaliste technocritique Brian Merchant, "tout le monde comprend instinctivement l'horreur de l'industrie de l'assurance moderne, ses incitations financières perverses, et le fait que ses cadres s'enrichissent pendant que des Américains ordinaires se voient refuser quotidiennement une couverture santé, s'endettent et meurent." Peu, écrit-il, "soutiennent le meurtre organisé de cadres dirigeants, mais tout le monde comprend la douleur et le raisonnement qui s'ensuit." Luigi Mangione devient le point de convergence des rages accumulées. Des rages qui ne peuvent s'exprimer ailleurs, faute d'espaces de délibération public fonctionnels. Des rages interdites par les autorités bourgeoises et leurs relais médiatiques, qui ne tolèrent comme modes d'expression politique collective que le folklore (la manifestation) et de l'automutilation (la grève) - modes entièrement neutralisés par les pouvoirs en place, rappelait Geoffroy de Lagasnerie en 2020. Bref, tout le monde comprend... sauf le corps intermédiaire médiatique, arc-bouté sur sa mesure et sa non-violence imbéciles, qui s'obstineà louper l'éléphant insurrectionnel dans le couloir.
WELCOME TO HELL
Il est peut-être difficile, vu du pays de la Sécu, de comprendre cette célébration collective carnavalesque si l'on n'a pas plongé dans l'inhumanité du système de santé privé. Alors accrochez-vous, c'est parti pour une petite visite en enfer. United Health Care, premier assureur étasunien, "couvre" 29 millions d'assurés. Un tiers d'entre eux souscrit au programme pour seniors Medicare Advantage, une version privatisée du programme Medicare, subventionnée par le gouvernement, qui coûte au public 22% plus cher par patient... tout en couvrant moins bien les assurés. Selon le Wall Street Journal, United aurait surfacturé les prestations au gouvernement des États-Unis à hauteur de 10 milliards de dollars – ce qu'on appelle également du vol. Un exemple : durant la pandémie de Covid-19, United facturait au gouvernement 11 000 dollars le test salivaire à 8 dollars, soit une marge de 183 000%.
Plus généralement, le taux de refus de couverture de l'entreprise est de 32%. Là où la moyenne du secteur est de 16%. United refuse de couvrir les dépenses liées à la santé mentale et à l'addiction. Refuse des traitements à des milliers d'enfants atteints d'autisme, ce qui, rappelons-le, tue des gens. Son algorithme maison, nH Predict, lui permet depuis 2020 de bloquer automatiquement, en toute opacité et sans recours possible, la couverture des patients hospitalisés ou placés en maison de repos, ce qui les oblige à quitter l'hôpital encore malade pour éviter le surendettement, révélait le média de santé Statnews, dans une magistrale enquête de 2023. Sachant que l'algorithme a un taux d'erreur de 90%, selon l'autre média scientifique Arstechnica. Au moment de cette révélation, l'entreprise était jugée pour avoir "arbitrairement et capricieusement" refusé de prendre en charge la thérapie d'une petite fille dépressive, ce qui a entraîné sa mort. Une victime parmi, sûrement, des milliers, ProPublica ayant recensé 34 000 refus de prise en charge entre 2013 et 2020.
Les patients ne sont pas les seuls à en pâtir. L'entreprise utilise un algorithme pour traquer les psychiatres qui
suivent trop assidûment leurs patients, et refuse ensuite de rembourser leurs dépenses de soins. Le système est
illégal depuis 2021, mais en l'absence de régulateur national du
secteur, il reste largement en place. Sur Reddit, la haine du corps médical envers UHC est tenace : l'assureur peut décaler les paiements des médecins pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et va jusqu'à leur proposer un système de prêt pour garder leur cabinet ouvert le temps de recevoir l'argent qui leur est du. Au coeur de la pandémie, l'entreprise a mis en place un système de classements interne des médecins qui recevaient le plus de patients, avec une prime de 10 000 dollars à la clé en guise de récompense. Mises bout à bout, ces décisions dessinent une orientation idéologique limpide, où la vie humaine ne vaut rien face à la perspective du profit, où le patient est un chiffre soumis à la rationalité impitoyable du capitalisme actionnarial. Un business model qui dégrade, abandonne, maltraite, ment, manipule et laisse crever la gueule ouverte, quotidiennement.
Mais le secteur se porte bien, merci pour lui. Plus les gens meurent et s'endettent, plus les courbes grimpent. Sous la présidence sociopathe de Brian Thompson, les profits d'UHC ont bondi de 12 à 16 milliards de dollars en 2023, ce qui a valu au PDG une prime de 10 millions de dollars. Depuis 2010, l'entreprise a transféré près de 54 milliards de dollars à ses actionnaires en rachat d'actions. Elle est aujourd'hui l'une des 10 entreprises les plus rentables de la planète. Refuser des soins de santé, quitte à précariser, faire souffrir, et inévitablement laisser mourir, est un business model particulièrement rentable. Il y a un mot pour ça: du nécrocapitalisme, décrit par le menu dans l'énorme enquête de ProPublica sur le cartel de "Big Insurance".
Nous vivons, écrit le New Yorker, un "âge d'or" de l'assurance privée (pour le modèle actionnarial financiarisé) , et "2024 est l'année où les dangers mortels de la médecine privée sont enfin devenus indéniables". Pendant ce temps, les étasuniens sont les habitants du monde qui passent
le plus de temps en mauvaise santé (12,4 ans en moyenne) selon une étude parue le 13 décembre. Les frais médicaux représentent 40% des cas de
surendettement. A ce stade de nécrose du néolibéralisme, le secteur de la santé aux États Unis est digne d'une dystopie : les corps sont à ce point privatisés que les prothèses et les fauteuils roulants peuvent être récupérés par les compagnies d'assurance lorsque les patients se retrouvent surendettés.
Dans un monde juste, qui placerait la dignité humaine collective et individuelle avant l'enrichissement individuel, ces PDGs criminels seraient en prison, leurs empires de souffrance définitivement anéantis par les pouvoirs publics. Mais ils n'iront pas.
Imaginez maintenant que votre enfant, votre partenaire ou votre parent meure d'une mort évitable, d'une maladie qui se guérit, simplement parce que la compagnie d'assurance tient absolument à augmenter les dividendes de l'année passée. Imaginez que l'avarice structurelle et la sociopathie des détenteurs du capital tue une personne que vous aimez, sans recours possible, alors que le remède existe. Imaginez la rage couler dans vos veines comme de la lave, et multiplie ce sentiment par des dizaines de milliers de cas. Imaginez maintenant que ces rages se rencontrent, communiquent, s'encouragent sur des forums secrets, dans un pays où les armes semi-automatiques trônent en tête de gondole au supermarché. Imaginez le carnage. Imaginez l'impact sur le système de santé, sur le débat public, sur les institutions. C'est précisément le scénario qu'envisageait le technocritique Cory Doctorow dans Radicalized (Radicalisé), une nouvelle publiée en 2019. Le 9 décembre, republiant le texte, il écrivait : "je ne veux pas que des gens tuent des hauts cadres des assurances, ni que des hauts cadres des assurances tuent des gens. Mais je ne suis pas surpris que ce soit arrivé. En réalité, je suis surpris que ça ne soit pas arrivé avant".
LE PROFIT TUE
Le geste de Luigi Mangione est le symptôme-réponse à plusieurs maux. En premier lieu, celui d'une société étasunienne (qui, rappelons-le, modèle largement les évolutions de la notre) traversée par la violence structurelle, qu'on appelle plus généralement injustice sociale, écrit le New Yorker. Une violence si profondément ancrée dans le fonctionnement du pays que la majeure partie de la presse nationale n'est pas capable de la qualifier comme telle. Il y a en réalité quelque chose de fascinant à lire les enquêtes égrener horreur après horreur, sans jamais parvenir à nommer le phénomène "violence", tandis qu'elle bascule en un quart de seconde dans un moralisme aboyeur à la moindre menace sur l'ordre social existant - notamment lorsque les subalternes ont l'audace de réclamer un droit à arrêter de se faire tuer, des rues de Minneapolis aux ruines de Gaza. La réaction (prévisible) de la presse libérale autoproclamée "progressive" est un n-ième symptôme de sa déconnexion des réalités sociales majoritaires du pays.
Au-delà du cas étasunien, le geste de Mangione, c'est ce qui arrive quand l'État et le service public s'artificialisent, quand la bureaucratie indifférence de cette nécro-algorithmie devient la seule interface avec laquelle interagir. Le profit tue, le néolibéralisme tue; l'algorithme automatise la cadence du massacre et garantit l'irresponsabilité pénale à ceux qui l'organisent. Sur France Culture, François Saltiel parle dans une jolie formule de "société connectée qui déconne", mais c'est au contraire une société connectée qui fonctionne exactement comme prévu par ses concepteurs. Ce n'est pas un bug, c'est une fonctionnalité. Le bug, c'est bien quand d'autres algorithmes, médiateurs de la viralité, amplifient mécaniquement le soutien populaire au tueur de PDG, contre les intérêts dominants. Erreur 404 : la diabolisation que vous recherchez n'a pas été trouvée.
Si je m'intéresse autant à cette histoire, c'est que la tectonique de privatisation étasunienne génère systématiquement des répliques dans l'Hexagone. Ici aussi, néolibéralisme et privatisation violentent les corps et les existences. Ici aussi, la profanation de l'État social arrive à son terme - crèches, hôpitaux, écoles, transport, il ne restera bientôt plus rien à transférer à l'actionnariat. Ici aussi, les rages s'accumulent. À voir ce que les mêmes dynamiques d'inégalités exponentielles
produisent dans le pays des Gilets Jaunes, des têtes à Dussopt sur un
ballon de foot et des chemises de DRH déchirées. Un pays dont le patron du
renseignement territorial s'inquiète déjà, dans Le Monde, d' "une banalisation et une légitimation de la revendication violente".
Sans comprendre que si la violence se banalise, c'est bel et bien parce
que toutes les délibérations ont échoué, y compris le carnaval des
urnes, et que toutes les dynamiques de pillage s'accélèrent - +121% d'augmentation de fortune des milliardaire en dix ans, ça ne s'invente pas. Et parce qu'en définitive, comme l'écrit Peter Gelderloos, la non-violence protège l'État, qui protège lui-même l'entreprise.
Que la bonne société se rassure. Luigi Mangione est indéniablement un "terroriste": partout aux États-Unis, des PDGs vivent dans la terreur, s'alarme Fortune. La demande en service de sécurité explose, la paranoïa règne, l'actionnariat regarde par-dessus son épaule. Dans les rues de New York, des posters "WANTED" apparaissent, affichant les visages d'autres patrons d'assureurs privés. On craint des répliques, une contagion. Le 13 décembre, une femme ayant prononcé les mots "delay, deny, depose" au téléphone avec son assureur Blue Cross Blue Shield est arrêtée par le FBI et accusée de terrorisme.Le problème, c'est que l'acte de Mangione a déjà des effets concrets bénéfiques sur les structures d'oppression. Dans l'État du Connecticut, l'assureur Anthem vient de revenir sur sa décision de limiter la couverture des anesthésies. La cause, les effets. Dont acte : le capital financier ne vit que par la violence, et n'écoute que la violence.