Pour une TNT respirable !
Daniel Schneidermann - - Alternatives - Financement des medias - Obsessions - 85 commentaires
A première vue, la non-reconduction de C8 par l'ARCOM est une bonne nouvelle. Et comment ne pas s'en réjouir ? Même si le récidiviste-ès amendes Hanouna, comme cela semble être le cas, resurgit à la rentrée dans une autre boutique du groupe (sur Canal+
en clair, à en croire les rumeurs), le geste symbolique de l'ARCOM (lire ici) donne un coup d'arrêt au sentiment d'impunité.
Mais à les regarder de plus près, les décisions de l'ARCOM annoncées le 24 juillet ne comportent aucun motif de réjouissance. Si C8
va disparaître, CNews
est maintenue. L'ARCOM a beau expliquer qu'elle sera, dans les mois qui viennent, et à la demande du Conseil d'Etat, très exigeante sur les questions de pluralisme lors de la reconduction de la convention, comment peut-on imaginer que la chaîne ultra-militante de Bolloré se transforme en tribune équanime, délicieusement pluraliste ? Qui imagine une seule seconde Pascal Praud distribuer paisiblement la parole à des invités de gauche ? Un chien aura beau se forcer à miauler, il ne pourra jamais devenir chat.
Un autre projet, ReelsTV
, s'est vu attribuer un canal. Il est financé par le groupe de médias CMI France de Daniel Kretinsky, a été défendu par le représentant en France du milliardaire tchèque, Denis Olivennes, et soutenu lors de l'audition à l'ARCOM par le polémiste réactionnaire Raphaël Enthoven, pilier de comptoir sur X, et co-animateur du magazine Franc-tireur
(également financé par Kretinsky), avec Caroline Fourest, qu'on ne présente plus. Sans rire, Enthoven a affirmé devant l'ARCOM souhaiter, sur les plateaux de la nouvelle chaîne, "remplacer le combat par le débat"
.
Le pen, à 19h59
Comment les "Sages" ont-ils pu écouter cela sans sourire eux non plus, alors que Enthoven déploie l'essentiel de son énergie sur X à troller "lézextremes"
(RN et LFI) ? Pour être précis, davantage LFI que le RN. Il a d'ailleurs admis que lors d'un hypothétique second tout Le Pen-Mélenchon, il attendrait 19h59 -on a ses pudeurs- mais voterait finalement Le Pen.
Pour ne prendre que l'exemple le plus récent de la conception enthovienne du "débat"
, le polémiste vient de partager une vidéo accusant le député LFI Thomas Portes d'être "dans la main des organisations terroristes"
, pour ne pas dire d'avoir quasiment co-organisé le massacre du 7-Octobre (pensez donc, il se trouvait sur place deux jours auparavant, c'est louche). C'est à cette bande de guerilleros que l'on confie une fréquence TNT ? Sérieusement ? Il est vrai, comme le rappelle la députée insoumise Sarah Legrain, que l'actionnaire Kretinsky, lui, est parfaitement compatible avec ce qu'on appelle aujourd'hui "le camp présidentiel"
, ou le "bloc central"
.
De fait, l'extrême-droite de Le Pen / Bardella / Praud (aujourd'hui représentée ouvertement par les médias Bolloré), et l'extrême-centre de Macron / Attal/ Fourest (aujourd'hui plutôt représenté implicitement par BFM et France 2) sont les deux jambes de l'islamophobie française. Ils ont tous deux, surtout le second, leurs pudeurs de langage. Ainsi l'extrême-centre ne s'en prend pas aux Arabes, mais aux auteurs d' "atteintes à la laïcité", au "délit de blasphème", à tous ceux qui "frôlent l'antisémitisme". Quant à l'extrême-droite dédiabolisée, elle n'a rien non plus contre les Arabes, qu'allez-vous penser ? Mais seulement contre les "étrangers en situation irrégulière", les délinquants, les migrants, les assistés, au son (non raciste) du "On est chez nous"
. Toujours est-il qu'au total, même si personne n'a rien contre eux, bien au contraire, nombre de Français issus de l'immigration maghrébine sont aujourd'hui tentés de quittés un pays irrespirable. La France, tu l'aimes mais tu la quittes.
Bref, une chaîne d'extrême-droite disparaît, une chaîne d'extrême-centre est née. Ainsi va l'audiovisuel français.
Comment le formuler ? Ce sentiment d'exclusion dépasse, et de loin, le cas des Musulmans. Nous sommes nombreux, à n'en pouvoir plus, de ne pas être représentés sur la TNT. Qui sommes-nous
? D'abord, tous ceux qui se soucient avant tout de l'avenir de la planète, et constatent que le sujet du climat est totalement évacué des chaînes d'info. Ceux qui auraient souhaité pouvoir voir des débats équilibrés sur la réforme des retraites. Ceux qui n'en peuvent plus d'entendre parler d'OQTF et de règlements de comptes dès que ils martyrisent en vain les boutons de la télécommande entre le canal 15, le canal 16, et le canal 26. Ceux qui aimeraient que les "consultants police-justice" des plateaux ne soient pas les porte-parole des syndicats de police les plus radicaux. Ceux qui aimeraient que l'interview de tout responsable situé à la gauche du ministre-député Gabriel Attal ne ressemble pas obligatoirement à un interrogatoire de police sur le mode Soutenez-vous ? Condamnez-vous ?
Ceux qui aimeraient parfois qu'une place soit accordée à des idées économiques déraisonnables (augmenter les salaires pour augmenter le pouvoir d'achat, par exemple).
Appelez-nous la gauche si vous voulez. "T
ous
ces gens qui se sont mobilisés en manif pour la réforme des retraites, qui se sont bougés pour faire changer les choses, et, qui, quand ils rentrent chez eux le soir, regardent les trois chaînes d’information principales et ne retrouvent pas ce qu’ils ont vécu. Ça génère un dégoût des médias mainstream, et la volonté d’une alternative" résumait Bertrand Bernier, membre du directoire de la Webtélé de gauche Le Média
, candidate malheureuse à une fréquence TNT.
coup de bâton décennal
L'ARCOM n'a pas retenu ce projet. Un projet certainement imparfait, bricolé, reposant sur des promesses de financement, et pariant sur une dynamique. Mais sur Le Media TV
, nous aurions été nombreux à respirer. Pourquoi ne pas leur avoir donné leur chance ? Les milliardaires et leurs relais politico-médiatiques ont leurs chaînes. Pourquoi n'avons-nous pas le droit d'avoir les nôtres ? Contre la décision de l'ARCOM, Le Média
a engagé un recours devant le Conseil d'Etat, appuyé par une pétition de soutien.
Preuve est faite : pour que la TNT redevienne respirable pour un tiers de ce pays, il serait vain de compter sur l'ARCOM, et son coup de bâton décennal. Reste, seule, la loi. L'élaboration et le vote d'une loi sur la concentration des médias devrait être une des priorités d'un gouvernement NFP, quand Emmanuel Macron se sera enfin rendu à la réalité, et aura nommé Lucie Castets à Matignon. Il n'est pas exclu que ce projet recueille même, au nom du Front républicain, et malgré le cadeau de l'ARCOM au "bloc central", une majorité parlementaire. Ce n'est pas seulement une question de vie ou de mort pour la gauche, mais pour la République.