"Nous, musulmans, sommes rejetés par la France"

La rédaction - - Médias traditionnels - 157 commentaires


Il a fallu un livre, La France, tu l'aimes mais tu la quittes (Seuil, 2024), une enquête remarquable, pour que le sujet politique devienne un sujet médiatique, celui du départ des Français de confession musulmane ou de culture musulmane pour fuir : fuir le racisme, fuir l'islamophobie, fuir les discriminations et espérer s'épanouir plus ou moins loin de leur pays, la France. Pourtant, le constat n'a rien de nouveau, ces départs remontant à plusieurs années, voire parfois 10, 15, 20 ans. Alors pourquoi maintenant. Et qui sont ces Français ? Se considèrent-ils vraiment toujours comme Français ? Quelles discriminations précisément ont-ils cherché à fuir ? En partant, qu'ont-ils gagné ? Et que dit ce phénomène de la considération de la France vis-à-vis de ces citoyens ? Des musulmans en général ? De ceux partis mais de ceux restés aussi ? Julien Talpin, sociologue, directeur de recherche au CNRS est notre invité avec l'historienne Valentine Zuber, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études et titulaire de la chaire de Religions et Relations internationales et Abdel (ndlr, il s'agit d'un pseudonyme), directeur financier installé au Luxembourg depuis 2007, Français de confession musulmane, originaire de la région parisienne.

"si mon pays me rejette, je n'y ai plus ma place".

Parmi les 1 086 répondants français de confession musulmane au questionnaire des chercheurs, 71 % ont répondu avoir quitté la France pour fuir le racisme et l'islamophobie et 64 % pour vivre leur religion sereinement. "Ce qui revient beaucoup c'est le sentiment qu'en France, on ne peut pas être parfaitement à l'aise dans son identité, explique Julien Talpin, qu'on est obligé de cacher une partie de ce qu'on est pour vivre normalement, ce qui peut aller parfois jusqu'à changer de prénom, pour espérer trouver un emploi et éviter un certain nombre d'agressions". Une réalité confirmée par Abdel : "Deux camarades de promotion d'école de commerce ont changé de prénom pour trouver un poste en France, témoigne-t-il. Ça a marché même si l'un d'entre eux a finalement quitté le pays". Est-ce que lui-même y a pensé ? "Non, répond, catégorique, Abdel. Après, on va me demander quoi ? De changer de couleur, de changer l'origine de naissance de mes parents ? Abandonner ma religion ? Quoi d'autre ? Ce n'est pas possible ?  Non, ça fait partie de mon identité. J'aime mon identité, j'aime mes origines, j'aime ma religion,  j'aurais pu aimer mon pays mais si mon pays me rejette, je n'y ai plus ma place". 

"En partant, ils accèdent à l'élite, ce qui contribue à minimiser parfois le racisme"

En plus de leur épanouissement personnel, la plupart des répondants à l'enquête racontent leur progression sociale, économique, matérielle et financière dans leur nouveau pays d'accueil : Royaume-Uni, leur première destination, Émirats-Arabes-Unis, Canada, Maroc, Europe Francophone.  Mais attention, prévient Julien Talpin : "Il y a un changement de classe qui s'opère pour eux. En partant à l'étranger, ils accèdent aux classes supérieures, à l'élite, ce qui contribue à minimiser parfois le racisme, l'islamophobie ou les discriminations qui peuvent exister dans les pays où ils arrivent mais dont ils sont moins directement victimes. Aussi parce que les traditions ne sont pas les mêmes. En Angleterre, l'islamophobie cible plutôt les personnes originaires du sous-continent indien". 

"le traitement fait par les autorités à l'égard des musulmans été tout à fait humiliant" 

Le phénomène du départ à l'étranger des Français de confession musulmane n'est pas nouveau. Si 68 % des répondants du livre des universitaires témoignent avoir quitté la France il y a cinq ans tout au plus, 30 % affirment être partis il y a entre 6 et 20 ans. Pour Valentine Zuber, "il faut replacer le rapport de la France à l'islam dans la longue durée, au moins depuis 1830 et la colonisation de l'Algérie. Il y a une histoire longue et lourde. La France connait l'islam depuis longtemps. Les Musulmans étaient sujets de départements français. Mais le traitement fait par les autorités a été tout à fait humiliant puisqu'ils sont restés des indigènes alors que leurs compatriotes juifs, par exemple, ont été haussés au niveau de citoyens français en 1870 avec le décret Crémieux. C'est une histoire douloureuse. Tant que les élites politiques et médiatiques n'accepteront pas qu'il faut tenir compte de cette souffrance originelle des citoyens français de culture musulmane venus des pays d'Afrique du Nord, on n'en sortira pas".

Pour aller plus loin

La France, tu l'aimes mais tu la quittes, Julien Talpin, Alice Picard et Olivier Esteves (Seuil, 2024).
Ces Françaises et Français de confession musulman "bien installés" qui songent de plus en plus à émigrerle Monde, 18 avril 2024.
Le départ en sourdine des musulmans de France, New York Times, 13 février 2022.

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