No other land : sur la piste de l'antisémitisme

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 180 commentaires

Hier soir, j'avais cinoche. J'ai vu ce film documentaire, No other land, sorti en salles hier mercredi, sur la persécution que subissent les Palestiniens dans une micro-région de Cisjordanie.  Peut-être en avez-vous entendu parler. De nombreuses personnalités et institutions en ont dit du bien. Journalistes, diplomates, tout le monde l'aime. Le Festival de Berlin, qui lui a accordé le prix du documentaire. Pierre Haski de France Inter. Christiane Amanpour de CNN. Le ministère français des Affaires Etrangères, s'il vous plait. France Culture. Etc etc. Mais ce n'est pas ce concert d'éloges qui m'a poussé.

Paradoxalement, je suis allé le voir, parce que j'ai appris hier matin sur mon réseau social toxique préféré que le portail de la ville de Berlin  a décelé dans le film des "tendances antisémites"Je voulais comprendre de mes yeux pourquoi tant de personnes et d'institutions recommandables recommandent un film affecté de "tendances antisémites".

Que voit-on, dans No other land ? Des bulldozers israéliens qui, tout au long de plusieurs années, démolissent des maisons et une école palestiniennes. Des familles emportant en hâte leurs affaires, et obligées de s'installer durablement dans des grottes. Des affrontements verbaux incessants entre soldats implacables et résidents révoltés. Et puis, surplombant cette interminable apocalypse, l'amitié improbable, miraculeuse, entre les  deux co-auteurs, le vidéaste palestinien Basel Adra, et l'activiste israélien Yuval Abraham, qui, au fil des années, documentent ensemble ce harcèlement mortel. Depuis le 7 octobre 2023, si  j'ose dire, on voit pire sur les réseaux tous les jours. Mais ce que restitue No other land, c'est, concentrée sur une heure et demie, la durée. Le jour sans fin des pelleteuses et des gravats.

Le contexte de ce harcèlement au long cours n'est pas clairement précisé dans le film, mais un reportage de Joseph Confavreux dans Mediapart, en 2022, documente en détail le cas de Masafer Yatta (c'est le nom de l'ensemble de hameaux, près de Hebron, où se situe l'action).

Je résume -mais si vous êtes abonné.e, prenez le temps de lire cette enquête. En 1980, l'armée israélienne commence à expulser les résidents pour cause de création d'une "zone de tir" (on apprendra plus tard que ce n'était qu'un prétexte, la vraie raison étant le refus de voir des Palestiniens s'établir en nombre sur ces terres). Des recours judiciaires débouchent sur un "ordre provisoire" de la Cour Suprême israélienne : les habitants palestiniens peuvent revenir chez eux, mais sans rien bâtir, ni pour eux-mêmes, ni pour leurs troupeaux. 23 ans passent dans ce brouillard juridique "provisoire". Jusqu'à nouvelle décision de la Cour Suprême en 2022 : le déplacement forcé des populations est autorisé. Les bulldozers ont donc le droit israélien pour eux. Pas le droit international, notez bien, et notamment la convention de Genève. Mais le droit israélien. Quelle importance ? Comme le disait l'ex-ministre de la Justice Ayelet Shaked, actuellement ministre de l'Intérieur de Netanyahu, devant la Cour suprême elle-même en 2017, "le sionisme ne doit pas, et je le dis ici, ne continuera pas à s’incliner devant le système de droits individuels interprétés de façon universelle". Sur la déliquescence de "l'état de droit", incarné par une "Cour suprême", dans une "démocratie" en marche vers l'autoritarisme, Masafar Yatta est un cas d'école.

Mais je m'éloigne du film.

Alors, antisémite, No other land ? Antibulldozers, oui. Anti routes réservées aux Israéliens, oui. Anti check-points oui. Anti colons israéliens qui tirent à bout portant sur des Palestiniens désarmés, oui. Mais je n'ai pas décelé une seule trace de propos  essentialisant, dégradant, diffamatoire, insultant, appelant à la haine contre les Juifs en général parce que Juifs, tous faits qui, seuls, qualifient l'antisémitisme.

Quelle mouche a piqué le portail de la ville de Berlin ? 

Je finasse. Je sais bien qu'on n'en est plus là. Je sais bien que les mots, en cette matière, sont désormais vidés de leur sens (tout comme "état de droit" ou "cour suprême". Plus rien n'est "suprême", que la force).  Pour Netanyahu comme pour tous ses soutiens inconditionnels dans le monde, dont manifestement le portail de la ville de Berlin, tout est antisémitisme. Tout est pogrom. Tout est nuit de cristal.  Le plus durable crime de Netanyahu, comme le disait sur notre plateau Rony Brauman, parmi tant d'autres, est peut-être d'avoir définitivement invalidé le concept même d'antisémitisme.

Je vous laisse donc, amis antisémites qui me lisez, vous préparer pour le match de foot de ce soir, en vous souhaitant de voir l'équipe antisémite de France pogromiser l'équipe d'Israël, en marquant de nombreux buts antisémites.




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