Les deux blagues d'Elie Chouraqui

Daniel Schneidermann - - Humour - Obsessions - 117 commentaires

"C'est un bon communicant, hein ? Il communique bien, il parle bien à la caméra". Elie Chouraqui, cinéaste franco-israélien, s'amuse bien. Il vient d'entendre le témoignage d'un habitant du camp gazaoui de Jabaliya, deux fois de suite bombardé par l'aviation israélienne, des dizaines de morts à chaque bombardement. Mais ce regard-caméra du témoin ! On ne la lui fait pas, à l'homme du métier. 

Ce rire. Ce rire obscène dit mieux que tout discours que les victimes sont "des animaux humains". Qu'aucune de leurs douleurs ne peut être créditée de sincérité, ne mérite une seconde de gravité, même de façade. Exterminez-moi ces animaux, et qu'on n'en parle plus. Avec les morts palestiniens, il est autorisé de court-circuiter la phase des condoléances, de la compassion, du deuil, pour passer directement à la rigolade des pas dupes. Ce rire, en une seconde, dit combien la situation de vengeance aveugle, dans laquelle est plongé Israël depuis le massacre du 7 octobre, est corruptrice.

Je dis "corruptrice". Je viens d'écouter le témoignage de l'écrivain américain Ta-Nehisi Coates. Ecoutez-le

"Quand vous avez été victime d'un génocide, et que le monde vous a tourné le dos, vous pouvez tourner le dos à l'éthique du monde. Je le comprends. Mais je comprends aussi combien c'est corrupteur." Il est rare qu'en si peu de mots, soit résumée l'atroce situation.

Un marqueur de cette corruption, c'est ce rire de Elie Chouraqui, à 22 heures 52, le 1er novembre, sur le plateau de Darius Rochebin. Il n'est pas possible de rester indifférent à ce rire. Il est possible d'accepter l'idée que le Hamas communique professionnellement, que le Hamas est fourbe, que le Hamas est une marionnette de l'Iran. Il est possible, comme dans la suite du plateau, d'admettre de discuter l'idée que si Israël avait un vrai interlocuteur palestinien tout s'arrangerait (cf Mahmoud Abbas en Cisjordanie, où tout se passe à merveille, comme chacun sait, voir notre enquête). Il est possible d'explorer le champ argumentatif jusqu'au bout du bout, jusqu'à la limite de la limite. Il est possible, sans doute même inévitable, d'être de mauvaise foi, c'est la guerre après tout. Il est possible d'expliquer -voyez si je vais loin- qu'un bébé n'est pas un bébé, qu'un bébé attaquant n'est pas un bébé attaqué. Il n'est pas possible de rire, ni même d'avoir envie de rire devant un rescapé décrivant un bombardement Je peux réfuter un argument. Il est impossible de réfuter un rire.

Un peu plus tard dans l'émission (à 23 heures 40), on rit encore. Des soldats juifs yéménites qui ont fait leur aliyah, dansent et chantent pour se moquer de leurs anciens compatriotes. Le plateau traduit leur tweet, en hésitant devant la traduction exacte : "on va vous botter le cul, vous éclater le cul". On rit, et cette fois tous ensemble. Voyez ce montage de l'émission.

"De l'humour juif dans toute sa splendeur, analyse Elie Chouraqui. Ils ont cette folie-là en eux". On est de retour dans le territoire familier de "l'humour juif"De la première blague de Chouraqui, à 22 h 52, personne ne riait. On faisait semblant de ne pas entendre. Personne ne lui objectait "Comment osez-vous rire ?" Et du coup tous ceux qui ne se sont pas insurgés contre la blague de 22h52, ont fait semblant de ne pas l'avoir entendue, se réfugient dans la blague de 23 h 40, comme si elle pouvait les laver de la corruption de Chouraqui. Hélas le toit de votre abri est crevé. Vous ne l'avez pas vu, mais la blague juive est morte, la bonne vieille blague juive, depuis qu'Israël est passé du rôle de David à celui de Goliath. Netanyahu l'a tuée, les colons de Cisjordanie l'ont tuée. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le sociologue Michel Wieviorka, dans un livre rédigé avant le 7 octobre, "La dernière histoire juive", et qui prend aujourd'hui une résonance sinistre.

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