Legrand, Cohen : à l'Assemblée, un procès à blanc
Daniel Schneidermann - - Obsessions - 41 commentaires
Allons, tout ne va pas si mal : ils sont ressortis libres. Patrick Cohen et Thomas Legrand ont rejoint leurs bureaux, leurs studios, la chaleur de leurs foyers. Dans l'immédiat, leur vie va continuer presque comme avant, avec le plein soutien de leurs employeurs. Ni peine d'intérêt général, ni même bracelet électronique ! Mais les deux journalistes sont désormais ouvertement sous surveillance, et avec eux leurs confrères et consoeurs, leurs dirigeant.e.s, toutes leurs entreprises. Il n'est pas besoin de condamnation, de blâme, ni même de mise en garde. Tout le monde l'a vu, le voit, le sait.
Il y a quelque chose de terrifiant dans la brutalité froide de la séance de la commission d'enquête sur la "neutralité, le fonctionnement et le financement de l'audiovisuel public"
du jeudi 18 décembre 2025. Toute une après-midi, on a pu suivre en direct sur La Chaine Parlementaire
le procès à blanc de deux célèbres journalistes, un sinistre remake, quelque part entre les procès de Moscou des années 30, et la commission des activités anti-américaines du regretté sénateur McCarthy.
À la base des accusations : une conversation de bistrot des deux en juillet dernier avec deux hiérarques socialistes, captée clandestinement par la publication d'extrême droite L'Incorrect
, et dont le montage, partiel, laisse une indéniable impression de connivence avec la galaxie socialo-glucksmanienne. Smoking gun : la "phrase Dati"
. A-t-elle été prononcée ? Sur quel ton ? La regrettez-vous, Thomas Legrand ? La condamnez-vous Patrick Cohen ? Oui ou non ? Vous ne m'avez pas répondu. Jusqu'à la nausée.
Puis, affaire dans l'affaire, scandale dans le scandale, une autre conversation toute récente de Legrand avec l'ex-dirigeante de France Inter
Laurence Bloch, dans un autre bistrot d'un autre quartier de Paris, apparemment destinée à aider Legrand à préparer son vrai-faux procès du premier bistrot. Celle-ci, peut-être enregistrée elle aussi, mais dont l'enregistrement n'a pas été diffusé, on ne discerne pas bien son utilité dans l'accusation, sinon d'entretenir le feuilleton contre la radio et la télé publiques, dont se pourlèche la meute multimédia de Bolloré.
Allons, tout ne va pas si mal. Sacco et Vanzetti, pardon, Legrand et Cohen, ont pu se défendre et peut-être, pour une partie de l'auditoire, retourner le procès contre leur procureur. Une partie des membres de la "commission" ont semblé découvrir en direct à quelle aberration institutionnelle ils prêtaient la main. Le président philippiste de la "commission" a fait l'impossible pour ramener dans les rails parlementaires le train déraillé dans le bas-côté de la police politique. La présidente de l'Assemblée a gentiment rappelé le procureur aux bonnes manières, et accordé aux opposants une réunion d'urgence... après la trêve des confiseurs, pour trancher de la grave question de savoir si l'Assemblée, comme la Convention en 1792, peut se transformer en tribunal.
Comme dans n'importe quel procès, on en a appris un peu davantage sur les deux accusés, qui se sont succédé dans le box. Tous deux se connaissent depuis longtemps. Tous deux évoquent avec nostalgie "nos années RTL"
(ô fantômes de Bouvard, Fabrice, Anne-Marie Peysson !) pour tenter de convaincre qu'ils sont résolument apolitiques, et qu'ils "parlent à tout le monde"
, y compris aux malcomprenants des "extrêmes". Ils ne sont pas tout à fait les mêmes. L'un, Cohen, s'accroche fièrement à des principes, dit " devant vous, cet après-midi, je me tiens droit" (
et Le Monde
en fait son titre).
On sent Legrand davantage attaché à des pratiques professionnelles, des habitudes, démangé par l'envie d'expliquer aux ignares "comment ça marche", le journalisme politique, et ça marche plutôt bien puisque ça a toujours marché comme ça. On le sent regretter que tout ça ne puisse pas, comme d'habitude, se terminer à la buvette, par une nouvelle "explication de gravures".
Mais voilà. Face à eux, le jeune procureur blond ciottiste Charles Alloncle, qu'on appelle dans ce faux tribunal "Monsieur le rapporteur", n'a aucune envie de comprendre, ni de partager un verre. Implacable, impassible, ne haussant jamais le ton ("sans être à charge"
dit sans rire Pascal Praud), il cherche l'aveu. Le remords. L'autocritique. Enfoncer le coin qui provoquera l'écroulement de la citadelle ennemie. Peut-être est-il même convaincu, avec le cafégate, de tenir le scandale inaugural de la version française de la trumpisation universelle, d'être celui qui tourne la page de l'ancien monde.
Le procureur Alloncle n'a pas connu ces belles "années RTL"
. Il n'a pas connu les cafés où on s'explique la vie, les yeux dans les yeux, entre convaincus du cercle de la raison. Son nouveau monde à lui ne fonctionne pas à ce carburant-là. Il fonctionne à l'inféodation désinhibée, fraîche et joyeuse, à la meute financée par les milliardaires, celle qui n'a même plus besoin des assouplissants de la connivence.