A Thomas Legrand, le complotisme reconnaissant

Daniel Schneidermann - - Complotismes - Déontologie - Obsessions - 20 commentaires

 Oui, L'incorrect est un journal d'extrême droite.

Oui, il faudra se demander d'où vient cet enregistrement du 7 juillet, dans un bistrot du quartier des ministères à Paris, et pourquoi il n'est publié qu'aujourd'hui.

Oui, il faudra éclaircir le statut de cette discussion matinale entre deux journalistes éminents de l'audiovisuel public, Thomas Legrand (France Inter) et Patrick Cohen (France Inter et France 5), et deux hauts responsables PS, Pierre Jouvet et Luc Broussy. Qui a invité qui ? Pourquoi ces deux journalistes-là ? Ces rencontres sont-elles régulières ? Etc . Reste que cette conversation est ravageuse pour les deux journalistes. D'abord évidemment cette phrase-buzz de Thomas Legrand, à propos des prochaines Municipales à Paris : "nous on fait ce qu'il faut sur Dati, Patrick et moi", qui a valu à Legrand, hier, sa suspension immédiate de France Inter, après des protestations de Rachida Dati. "Mon travail est de combattre les mensonges de Madame Dati et son attitude face à la presse. Je ne la combats pas politiquement" s'est défendu Legrand, interrogé par l'AFP.

Mais ce n'est à mon sens pas la pire citation. Plus grave est l'étalage cynique de la stratégie de Legrand pour placer Raphaël Glucksmann au centre d'une candidature de la gauche non mélenchonniste pour la présidentielle de 2027 : "Le champ, c’est de Ruffin à Canfin, pas de Ruffin à Glucksmann (...)  Si tu pars de Glucksmann à Ruffin, Glucksmann est en bordure ! L’intérêt de Canfin, c’est d’élargir la bordure pour que Glucksmann soit plus au milieu !" Sans parler de sa fanfaronnade sur l'instrumentalisation, à cette fin, de France Inter, pour aider les électeurs indécis à faire le bon choix au second tour : " Le marais centre-droit centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter. Et ils écoutent en masse." Que la radio publique tente de propulser Glucksmann paraît aux quatre présents si évident qu'aucun ne le relève. 

Une telle rencontre n'est pas, en elle-même, choquante. Oui, des journalistes rencontrent régulièrement des politiques, dans un cadre informel, pour en recueillir des informations. Oui, ils ont le parfaitement droit d'en être sympathisants, et de traiter favorablement leur programme ou leurs activités. De même, si des rédactions considèrent que l'extrême droite est un danger pour la démocratie, et qu'il est urgent d'enquêter sur ses malversations, de déconstruire sa propagande et ses mensonges : rien à dire, au contraire. Mais non, le rôle de journalistes, a  fortiori des médias de service public, ne consiste pas à souffler à des politiques de savantes stratégies électorales, ni à les assurer de la complicité de leur média. En toute logique. le temps de parole de Legrand sur les plateaux, s'il y est réinvité, devrait être décompté par l'ARCOM à Place publique, le mouvement de Glucksmann.

Les premières victimes de cette bombe à fragmentation sont faciles à identifier. D'abord, les deux journalistes, Thomas Legrand bien sûr et, dans une moindre mesure, Patrick Cohen, lequel ne tient aucun propos déontologiquement répréhensible dans les extraits publiés, mais se trouve "mouillé" par l'inconséquence de Legrand. Soupçonnabies , désormais, ses chroniques politiques de la Matinale de France Inter, et ses enquêtes souvent très solides du plateau de C'est A Vous.

La deuxième victime, c'est l'audiovisuel public tout entier, gravement fragilisé par les deux zozos dans sa défense contre les attaques de l'extrême droite, politique et médiatique. Bravo ! Le champagne va couler à flots ce week-end chez Bolloré (et chez Rachida Dati, renvoyée devant le tribunal correctionnel pour corruption et trafic d'influence, et qui, en juin dernier, avait menacé à l'antenne Patrick Cohen, pour cause de questions trop offensives).

D'une certaine façon, Raphaël Glucksmann lui-même ne va pas en sortir indemne. Si les choses n'étaient pas déjà assez claires, le voilà officiellement coiffé de la couronne de "candidat des médias 2027", statut qui n'a pas porté chance à Rocard en 81, à Balladur en 95, à DSK en 2011, mais davantage à Macron en 2017, il est vrai. Par ricochet, l'affaire n'a rien pour faciliter la tâche de sa compagne Léa Salamé, aux commandes du 20 heures de France 2, dont bien des citoyens de bonne foi vont se demander si elle a été placée là pour servir la candidature de Monsieur. A Thomas Legrand, le complotisme reconnaissant.

Lire sur arretsurimages.net.