Je suis Karim

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 95 commentaires

Tu es un journaliste français. Tu travailles à la télévision publique. Tu y animes une émission de débat, une des plus honorables de la place. Personne ne t'a jamais pris en défaut, ni de bidonnages, ni de vulgarité, ni de discourtoisie, ni de partialité dans une de tes questions, ou dans une de tes relances. Tu veilles à ce que chacun.e, sur ton plateau, puisse s'exprimer. Dans cette fonction, dans ce milieu, et dans ce moment-là que nous traversons, c'est une forme d'exploit. Tu peux te dire que tu fais simplement ton métier.

Tu te nommes Rissouli. Jusqu'ici, ça va encore. Tu te prénommerais Gérard, ou Daniel, personne n'aurait rien à dire sur toi. Mais voilà. Tu te prénommes Karim. Aussi un matin, chez toi, dans ta boîte aux lettres, en rentrant de l'école et de la crèche où tu as déposé tes enfants, tu reçois une lettre anonyme. Tu en as reçu d'autres auparavant. Mais celle-ci est particulièrement venimeuse. 

Parce que tu sais que tu n'es pas le seul, tu rends la chose publique. 

En soi, ce n' est rien. Un crétin anonyme, dans la multitude des crétins.  Mais ce crétin a disposé de ton adresse. Ton adresse et celle de tes enfants. Rien ne lui interdit de venir t'attendre un jour au bas de chez toi. Ce qui n'est pas rien.

Quand je dis que personne n'a rien à reprocher à Karim Rissouli, ce n'est pas tout à fait vrai. Le 20 juin dernier, Pascal Praud en faisait le sujet de son éditorial quotidien sur CNews, ce rendez-vous dans lequel l'aboyeur de la Télé Mille Collines de Bolloré désigne les cibles du jour.  Il se trouve que la veille au soir, le plateau de Karim Rissouli rassemblait plusieurs invités étiquetés "à gauche" -ce qui n'empêchait pas un invité de vitupérer "les nazis de gauche". Donc, Praud l'ajusta. Quelques jours plus tard, arrivait chez Rissouli la fameuse lettre. Je ne sais pas s'il y a un rapport. Peut-être aucun.

L'écriture de la lettre reçue par Karim Rissouli est la même que celle reçue par la mère de Nassira El Moaddem, notre Nassira, voici quelques semaines. D'une certaine manière, ce pourrait être rassurant : le même crétin en est à l'origine. Mais nous savons bien qu'il n'est pas seul.

Le plus dur pour Karim Rissouli, j'imagine, n'est pas cette lettre, en soi. Journaliste connu, il a  été soutenu, davantage qu'un anonyme, davantage qu'une Divine Kinkela avant de croiser les caméras d'Envoyé Spécial, par les associations antiracistes, SOS Racisme, ou la LICRA, par plusieurs personnalités de gauche  et par de nombreux anonymes. Le plus dur, ce doit être quand il pense à tous ceux qui n'ont pas fait l'effort d'un mot de soutien. Tous ces dignitaires, qu'il a reçus sur ton plateau, et qui envisagent tranquillement de le livrer aux chiens. Tous ses confrères et consoeurs de la télé, aussi, ses homologues présentateurs, qui ne portent pas des prénoms arabes, les Benjamin, David, Apolline, Nathalie, Jean-Jacques (je note néanmoins le soutien de Ruth), qui essuient toutes et tous d'autres critiques, d'autres attaques, liées à l'exercice de leur profession, aux sujets qu'ils choisissent, à la formulation de leurs questions. Mais pas à leur prénom.

Je suis Karim, évidemment.

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