Gaza-Afrique : romans coloniaux, d'hier à aujourd'hui

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Obsessions - 53 commentaires

Mon invitation au Média pour "Cinq têtes coupées"

En m'invitant à son émission du Media, Théophile Kouamouo m'avait prévenu: "on parlera de votre livre, mais aussi du traitement médiatique de la guerre Israël-Palestine". Bien entendu, confrère. Réflexe élémentaire. D'abord, parce que la nouvelle guerre du Proche-Orient "c'est l'actu", bien davantage en apparence que la conquête coloniale en Afrique dans les années 1890. Et ensuite, parce qu'entre ce livre, Cinq têtes coupées (Seuil), publié au début du mois, qui explore l'oubliette historique dans laquelle est tombée la conquête coloniale française en Afrique subsaharienne, et les accents de la presse française relatant la guerre Israël-Hamas, ou même les émeutes ayant suivi la mort de Nahel, on sent confusément des échos, des correspondances, des cousinages, dès lors qu'on ose prononcer le mot qui éclaire beaucoup, et fait la différence : "colonial".

Que raconte à ses lecteurs la presse de l'époque ?  L'Illustration, Le Petit Journal, Le Matin, Le Figaro, que j'ai longuement épluchés, racontent un roman de Nous et eux, le feuilleton glorieux d'officiers blancs, éthiques, irréprochables, porteurs par essence des valeurs de la République (droits de l'Homme, Lumières de 1789), affrontant au coeur des ténèbres de grands enfants à éduquer (racisme soft à la Jules Ferry, dans le meilleur des cas), ou des "animaux humains" (déjà !) à exterminer (version hard). 

Armée de la République, héritière de Valmy et d'Iena, l'Armée française de la belle époque, par définition, ne saurait commettre des crimes, aux yeux de la presse française, même si elle pille, incendie les villages, coupe têtes et mains. Elle a le bon droit pour elle, comme Tsahal, aujourd'hui, a incontestablement "le droit de se défendre" après l'offensive terroriste du Hamas. Après les massacres particulièrement sadiques de la colonne Voulet-Chanoine en 1899, cette même presse tente, à chaud, de réglementer les exactions, les admissibles et les répréhensibles.

"dégâts nécessaires"

"Il est excusable, écrit en 1899 Le Matin, lorsque la sécurité de l'explorateur (sic) est compromise, de la rétablir par des moyens violents. De s'ouvrir à coups de fusil les chemins qui mènent à son but lorsqu'on les lui barre. On ne doit commettre que les dégâts nécessaires. Tout ce qui est superflu est criminel. "

Cet impensé des "historiens de l'instant" que sont les journalistes se révèle par exemple dans des détails imperceptibles, comme cette opposition des "victimes civiles israéliennes" aux simples "morts palestiniens", relevée ici, et qui signifie que la démocratie israélienne ne saurait "aller trop loin dans le mal" (Kouamouo). De la même manière, "certes, ce sont des Français, mais ce sont des Français par leur identité, s'exclame lors des émeutes post-Nahel le sénateur Retailleau (le nom qui m'échappe sur le plateau). Malheureusement, pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques."

Au fil de la conversation, peuvent se révéler d'autres rapprochements féconds. Kouamouo trace par exemple un parallèle auquel, personnellement, je n'avais pas pensé , autour du "transfert de barbarie", de la "division internationale de la sauvagerie". En 1891, les conquérants français dans ce qu'on appelle alors "le Soudan français" (Sénégal, Mali, Niger d'aujourd'hui), délèguent les pires atrocités aux auxiliaires autochtones de la colonne, ceux qui se situent tout en bas de la hiérarchie, sous les tirailleurs sénégalais (corps créé en 1856 par Faidherbe). Ce sont eux, ces auxiliaires, qui incendient, pendent, coupent têtes et mains. De la même manière que la surveillance des frontières de l'Europe, relève Kouamouo, est confiée aujourd'hui aux garde-côtes tunisiens et libyens. 

Comme tous les parallèles, il ne faut pas pousser celui-ci trop loin. Les journalistes du XIXe siècle ne disposent pas de sources chez les "sauvages". Ils sont entièrement dépendants du roman de l'Armée et du gouvernement. Même rares, même en voie d'assèchement, des sources palestiniennes parviennent encore aujourd'hui à tenter d'équilibrer le récit israélien dans les médias occidentaux (malgré l'écrasant déséquilibre numérique que détaille la chronique de Thibault Prévost). On pourrait trouver, j'en suis certain, bien d'autres correspondances, entre deux époques plus proches qu'on ne le pense. Je fais confiance aux lecteurs de Cinq têtes coupées (ici des extraits publiés dans Afrique XXI).


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