Apolline de Malherbe, et les questions de l'imam

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 80 commentaires

C'est le choc de deux stupéfactions dissymétriques. Apolline de Malherbe reçoit l'imam Abdelali Mamoun, présenté comme "imam de la grande mosquée de Paris". A priori un "bon imam", républicain et pacifique : il a publié en 2017 "L'islam contre le radicalisme, manuel de contre-offensive". Mais voilà. Quelques jours plus tôt, le recteur de la Grande Mosquée, l'avocat franco-algérien Chems-Eddine Hafiz n'a pas appelé à rejoindre la manifestation de dimanche dernier contre l'antisémitisme. La Grande Mosquée est-elle en train de basculer du "mauvais côté" ? Chacun des deux, ce matin, est donc sur le qui-vive.

Malherbe : "Les actes antisémites explosent. 1240 actes ont été dénombrés par le ministère de l'Intérieur". Mamoun : "Ben parlons-en de ces actes antisémites ! Pourquoi on n'en parle pas à la télé ? Moi j'aimerais bien...". Il a bien dit : "On n'en parle pas à la télé". Malherbe, dressant l'oreille : "Je comprends pas ce que vous voulez dire". "Où sont ces 1240 actes antisémites ? Moi j'aimerais bien qu'on les dévoile. Pour qu'on puisse être véritablement solidaires..." Malherbe : "Mais qu'est-ce que vous voulez dire ? Vous laissez entendre que les chiffres sont gonflés ?" "Ils sont pas dévoilés, ils sont pas apparents. Moi j'aurais voulu qu'on dise telle synagogue a été profanée, tel cimetière a été profané, tel individu de confession juive a été agressé..." Malherbe : "C'est à dire que globalement, vous avez un doute ?" "Non je dis pas ça" "Ben vous dites ça, quand même" "Non. Pour que les musulmans de France soient sensibles à cette question, ne nous contentons pas de chiffres". 

Et, revenant sur l'épisode des Moldaves, l'imam: "Les étoiles de David, ça n'a rien à voir avec les Musulmans" (NDA : un couple de Moldaves, qui avaient peint des étoiles de David bleues au pochoir sur des façades parisiennes, a été renvoyé le 11 novembre en Moldavie. Le commanditaire, l'homme d'affaire moldave pro-russe Anatoli Prizenkoassure avoir voulu par cette opération soutenir les Juifs de France. La France a dénoncé une campagne d'influence russe, ce que la Russie a démenti). Malherbe insiste : "Vous laissez entendre...en tous cas, vous demandez des preuves, en quelque sorte..." "Je demande pas des preuves, je demande des éléments." 

Des éléments ? En voici, justement. Malherbe, sortant son dossier : "Je vous donne les condamnations, pas juste les plaintes. Avignon, une femme condamnée à cinq mois de prison ferme après avoir craché sur la kipa d'un homme de confession juive... A Saint-Brieuc, des propos et des actes antisémites... (NDA : les faits remontent à août dernier. Un tract a été trouvé chez le condamné : "'Homme blanc, tu en as assez de voir les juifs qui détruisent le pays ?' Ledit condamné s'était tatoué une croix gammée). Débordant le cadre des "condamnations", Malherbe cite les chants "Nique les Juifs Nique ta grand mère On est des nazis et fiers"du métro parisien (NDA : huit mineurs âgés de 11 à 16 ans ont été interpellés le 13 novembre. Aucune condamnation.) "Vous avez vu cette vidéo, c'est de l'antisémitisme ?" "Oui clairement. Ils méritent, ces jeunes-là, d'être rappelés à l'ordre". Malherbe cite encore deux rabbins agressés, sans les localiser. Mamoun (soudain  bien mieux au fait de l'actualité qu'au début de l'échange) : "Attention là on parle d'enfants !" Malherbe : "C'est des jeunes, ils sont collégiens." "Voilà. C'est des enfants (NDA l'un des agresseurs des rabbins est âgé de 14 ans).  Je dis qu'ils sont dans une attitude puérile, ils ne se rendent pas compte de la gravité de ce qu'ils font". "Vous les excusez ?" "Non. J'explique qu'il y a des comportements qui émanent de jeunes qui sont dans la provocation, dans le jeu". "Le jeu" : il l'a dit. La fachosphère tient son accroche. Symétriquement, lire ici l'analyse de l'échange par le site antisémite Algérie Patriotique.

Dans la matinée, sommée par plusieurs élus, la Grande Mosquée se désolidarise de son imam. A la mi-journée, Gérald Darmanin condamne"des insinuations très choquantes" et "remercie la Grande Mosquée de Paris pour les éclaircissements donnés et pour s'être inscrit en faux dans la minimisation des actes antisémites qui touchent la France". Le ministre livre par ailleurs une partie des détails demandés, ventilant les actes anti-religieux recensés par religion visée, par nature d'acte, et par localisation géographique (mais pas par profil politique ou militant de l'auteur). Ces détails n'avaient pas été publiés auparavant.

Le soir, revoici l'imam sous-informé en session repêchage sur BFM, devant Truchot et Marschall. 

Re-entretien serré. "Mettez-vous en doute l'explosion des actes antisémites ?" "Jamais de la vie. J'étais choqué de la grandeur des actes. Je ne connaissais pas le chiffre." "Il est livré régulièrement ! On en parle à la télé !" C'est vrai. A peu près cinq cent fois par jour. "Peut-être vous ne regardez pas la télé ?" C'est une hypothèse.  On ne dénoncera jamais assez les ravages des bulles algorithmiques. "Je m'excuse auprès des téléspectateurs s'ils ont pu comprendre que je remets en cause..." "Tout le monde a compris que vous mettiez en doute les actes antisémites, en gros, vous disiez Apportez-moi les preuves...". "Est-ce que j'ai dit Apportez-moi les preuves ? Jamais !" C'est vrai, Abdelali Mamoun n'a jamais demandé de "preuves". Seulement des informations supplémentaires. "Vous avez dit Où sont-ils ?" "C'était une question interrogative". Voilà. Et le lendemain, l'éditorialiste de BFM Matthieu Croissandeau de s'indigner "qu'on jette la suspicion sur la parole publique, en l'occurrence les données du ministère de l'Intérieur". Lequel est toujours insoupçonnable, comme chacun sait, notamment dans les présentations des statistiques de la délinquance ou des résultats électoraux.

Alors ? Remettre en cause des statistiques incomplètes ou manipulatoires des pouvoirs, en en soulignant précisément les amalgames, les biais ou les lacunes, est une nécessité, même et surtout en temps de guerre. Mais  quand on a rendez-vous avec Apolline de Malherbe, il est plus efficace de s'y livrer avec une information à jour.


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