Le Pen et la torture : accident d'histoire sur France Inter

Daniel Schneidermann - - Déontologie - Pédagogie & éducation - Le matinaute - 80 commentaires

On croyait la cause entendue depuis la publication de plusieurs enquêtes, notamment celles de la journaliste Florence Beaugé dans Le Monde au début des Années 2000 : Jean-Marie Le Pen a personnellement pratiqué la torture en Algérie, au cours de la bataille d'Alger, dans les premiers mois de 1957.  Or voici que dans le podcast "Le Pen, une obsession nationale", de Philippe Collin, disponible sur le site de France Inter depuis le 27 février, et salué par une presse élogieuse unanime, "Jean-Marie Le Pen n'a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie", explique l'historien Benjamin Stora. "Jean-Marie Le Pen, à ma connaissance, détaille-t-il, quitte l'Algérie au moment où commence la bataille d'Alger. Et c'est surtout pendant la bataille d'Alger que sera pratiquée la torture. A ce moment-là, Jean-Marie Le Pen, à ma connaissance, n'est pas en Algérie."

Stupeur. Stora est un historien réputé. C'est à lui qu'Emmanuel Macron a confié un rapport, remis en janvier 2021, sur "les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie". Rapport dans lequel il est largement question de la torture pratiquée par l'armée française, même si le nom de Le Pen n'y est pas mentionné. Depuis la remise de ce rapport, Stora copréside une commission mixte, franco-algérienne, d'historiens. Sa parole pèse. Deux historiens, André Loez et Fabrice Riceputi, s'émeuvent sur Twitter de sa surprenante assertion.

Publiées dans le Monde au début des années 2000, les enquêtes de Florence Beaugé imputent à Jean-Marie Le Pen au moins un fait indiscutable de torture, dans la nuit du 2 au 3 mars 1957 (le 8 janvier, le général Massu a proclamé la loi martiale à Alger). "Il est environ 22 heures, ce soir-là, quand une vingtaine de parachutistes conduits par Jean-Marie Le Pen font irruption au 7, rue des Abencérages, une ruelle au cœur de la Casbah. Devant sa femme et ses six enfants rassemblés, Ahmed Moulay est torturé, puis mis à mort. Il n'a pas parlé. En partant, Le Pen oublie son poignard dans le couloir. Il revient le lendemain et le surlendemain, met la maison à sac pour le retrouver.En vain. L'aîné des six enfants, Mohamed, 12 ans, l'a trouvé, la nuit de la mise à mort de son père, et caché dans le compteur électrique. Voilà quarante ans que la famille Moulay garde cette pièce à conviction dans le buffet de la salle à manger."

C'est la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle, en 2002, qui incite Mohammed Moulay à livrer son témoignage. Beaugé, raconte-t-elle dans son livre Algérie, Une guerre sans gloire (Calmann-Lévy, 2005), entrera même en possession du fameux poignard, pour le présenter comme pièce à conviction lors du procès en diffamation que lui intente Jean-Marie Le Pen. Les enquêtes du Monde sont loin d'être les seules sur le sujet. En 1985, par exemple, Libération avait déjà publié cinq témoignages, repris par le Monde.

Contacté par Beaugé, Stora reconnait sans réserve son erreur. Quant à Collin, il modifie en catastrophe son commentaire dans le podcast (sans demander à Stora d'enregistrer lui-même un rectificatif). Et rajoute, sous le podcast en question, un "nota bene" que voici : "Dans l'épisode 2 de notre série consacrée à Jean-Marie Le Pen, et en accord avec l'historien Benjamin Stora, nous avons décidé de préciser son propos quant à Jean-Marie Le Pen et la torture en Algérie. Nous avions initialement utilisé la formule «Jean-Marie Le Pen n'a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie» mais nous avons finalement fait le choix d'utiliser les mots suivants pour être plus explicites : «On ne peut pas prouver que Jean-Marie Le Pen a torturé en Algérie mais c'est une possibilité.» Cette modification éclaire la démarche d'un historien dont le travail consiste à s'appuyer sur des archives (traces administratives, dossiers militaires, etc…) qui constituent des preuves. Et ce, sans remettre en causeles enquêtes de journalistes comme Florence Beaugé, qui eux, s'appuient surdes témoignages algériens accusant Jean-Marie Le Pen d'avoir pratiqué la torture. Notons qu'en 2005, la justice a fini par débouter Jean-Marie Le Pen dans sa plainte pour diffamation contre madame Beaugé et le journal le Monde."

"Nota bene" plutôt que rectificatif en bonne et due forme, "préciser" les propos plutôt que les rectifier : "ils ont fait le service minimum", regrette Florence Beaugé dans une déclaration au MondeQuant à Collin, qui n'a pas répondu à nos demandes d'entretien, "il affirme être soutenu par sa direction et ne se sent pas fautif", assure le Monde.

Reste à expliquer qu'une telle erreur ait pu être exposée, et non immédiatement contredite. S'il admet sans restriction que Le Pen a bel et bien torturé de ses mains en 1957, Benjamin Stora, très perturbé par la polémique, explique : "J'avais oublié le livre de Florence Beaugé, je vous le dis franchement." Ce n'est pas le seul oubli de l'historien. Depuis les différentes lois d'amnistie sur la guerre d'Algérie, assure-t-il dans le podcast de France Inter, "on ne peut plus dire qu'untel ou untel a torturé, sous peine d'être accusé de diffamation". Et d'ajouter "Michel Rocard a été condamné, à ma connaissance." C'est faux. De fait, si Le Pen a gagné plusieurs procès intentés sur ces accusations de torture, notamment contre Libération et le Canard enchaîné, en revanche au terme d'un long processus judiciaire, la Cour de cassation a estimé que Michel Rocard, qui avait accusé Le Pen de torture en 1992, "avait poursuivi un but légitime en portant cette information à la connaissance des téléspectateurs". 

Ayant lui-même déploré plusieurs fois, les années précédentes, que Le Pen gagne tous ses procès, du fait des lois d'amnistie successives, Stora explique qu'il ne connaissait pas l'épilogue du procès contre Rocard. Est-ce donc aussi la peur d'un procès, qui l'a amené à s'autocensurer ? "Pas du tout", répond-il d'abord spontanément, avant de concéder : "Peut-être dans mon inconscient..." Il explique avoir surtout eu pour but, dans le podcast, de "dégonfler le matamore Le Pen", et les exploits militaires en Indochine et en Algérie que s'est prêtés par la suite le fondateur du FN. Quitte à manquer de vigilance sur une vérité factuelle, pourtant universellement admise – sauf par Le Pen, lequel, après une déclaration interprétable comme un aveu publiée en 1962 dans le journal Combat, a rapidement rectifié en assurant qu'il avait soutenu la torture pratiquée à Alger par les parachutistes français, mais ne l'avait jamais pratiquée lui-même.

Il est certain que Benjamin Stora, en butte en Algérie à des attaques antisémites récurrentes, notamment du journal Algérie patriotique, qui l'a accusé de vouloir imposer "une pax judaica" entre la France et l'Algérie, n'avait pas besoin de cette polémique, dans son rôle  de coprésident de la commission mixte franco-algérienne d'historiens, mise en place par Emmanuel Macron à la suite de son rapport. Algérie patriotique n'a pas manqué de rebondir sur l'affaire France Inter, mettant en balance ce dérapage avec les récentes repentances officielles belge et allemande sur les atrocités de la colonisation. Stora pourrait-il être mis en difficulté dans son rôle de coprésident ? "Mais cette commission n'existe pas, élude l'historien en soupirant, et en rappelant avec insistance que cette fonction est bénévole. Je n'ai pas de budget, pas d'assistante, pas de bureaux, pas de feuille de route. On m'a juste dit qu'elle sera installée quand le président algérien viendra à Paris." La visite d'État en France d'Abdlemajid Tebboune est prévue en mai prochain.

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