Thomas Legrand, Patrick Cohen, le PS et les "relations privilégiées"
Robin Andraca - - Déontologie - Les énervé·es - 33 commentaires
Pas de "relation privilégiée" avec les uns ou les autres. C'est ainsi que Thomas Legrand s'est d'abord défendu pour réagir, au cœur de la tempête, et commenter la polémique qui l'enserre lui et son confrère Patrick Cohen (mais surtout lui), depuis la publication en ligne d'une vidéo les montrant en train d'échanger avec deux cadres socialistes. Selon lui, "la réalité est qu'il arrive à tous les journalistes de rencontrer des personnalités de toutes tendances pour des discussions sans filtres", et "celles-ci ne révèlent en rien une relation privilégiée avec les uns ou les autres". L'éditorialiste s'est depuis défendu dans une chronique plus longue publiée chez l'un de ses employeurs, Libération.
Il y en a des choses à dire sur cette vidéo, dont beaucoup d'ailleurs ont déjà été dites, ici même par Daniel Schneidermann. On pourrait par exemple insister sur l'émetteur, et les détestables manières "journalistiques" de l'extrême droite, qui publie, accuse et plonge des individus dans la fournaise des réseaux sans les avoir contactés au préalable, pour leur demander par exemple leur version de l'histoire. C'est un principe élémentaire du journalisme, le contradictoire, qui permet le plus souvent de donner du relief à une information que l'on obtient. Quitte à ce que l'histoire, au final, devienne décevante, banale, parfois médiocre, mais enfin c'est la réalité. L'extrême droite n'est pas fan du concept.
Ces paramètres techniques du métier de journaliste échappent au grand public, et grand bien leur en fasse. Mais c'est une folie, dans le contexte politique actuel, à la veille d'un potentiel blocage de tout le pays, que d'écrire que cette vidéo n'est pas la preuve d'une "relation privilégiée" avec des responsables politiques. Elle ne justifie peut-être pas la suspension à titre conservatoire décidée par France Inter concernant Legrand, mais elle en est malgré tout l'incarnation.
Elle l'est, et pas seulement aux yeux de celles et ceux qui ne sont pas journalistes. Prendre des cafés avec des responsables socialistes est évidemment une forme de privilège, quelle que soit la manière dont on regarde ces vidéos, l'endroit d'où on vient, d'où on regarde. Le problème ici n'est pas de prendre un café avec un ou une responsable politique – encore que – mais d'oublier en quoi cela relève bien déjà d'une forme de "relation privilégiée". Ne plus le voir relève presque d'une forme de faute professionnelle.
Ce privilège, c'est le même accordé à toutes les personnes qui approchent, d'une façon ou d'une autre, les gens de pouvoir. Et peuvent ensuite s'en vanter auprès de leurs proches, qui n'ont souvent pas la même chance. Discuter avec des décisionnaires, des gens qui font voter des lois, peuvent influer sur la vie des autres, c'est entretenir une "relation privilégiée" avec celles et ceux-là, même si on ne dîne pas avec. Si cette vidéo fait autant parler, c'est aussi parce qu'elle montre des journalistes qui ne… posent pas de questions. Ils assènent, commentent, bavardent, mais ne posent pas de questions. Ils se montrent d'ailleurs plus bavards que leurs interlocuteurs. Publiée dans un contexte politique inflammable, cette vidéo donnera – peut-être – des idées aux journalistes politiques qui prennent des cafés avec des hommes et femmes politiques. Rêvons : par exemple, celui d'abuser un peu plus de leurs privilèges.
Comme l'an dernier, Arrêt sur images sera présent ce week-end à la Fête de l'Humanité, où nous tiendrons un stand au sein du village des médias indépendants. Dans le cadre de ce festival, Nassira El Moaddem animera en public notre émission hebdomadaire ce vendredi à 18h30. Celle-ci sera exceptionnellement publiée ce samedi en raison des circonstances particulières de tournage. Le thème de l'émission : les journalistes doivent-ils continuer à boire des cafés avec les politiques ?