Sarkozy : corruption politique, contre-feu médiatique

Loris Guémart - - Investigations - Scandales à retardement - Les énervé·es - 41 commentaires

"Le Figaro" et "Le JDD" relaient les accusations de l'ex-président condamné en appel

Nicolas Sarkozy a été condamné le 17 mai en appel dans l'affaire "Bismuth" à trois ans de prison, dont un ferme à domicile sous bracelet électronique, pour corruption et trafic d'influence – il a annoncé se pourvoir en Cassation. Des faits inédits en France, dans une République percluse de corruption jusqu'au plus haut niveau (désormais une vérité judiciaire). On allait voir ce qu'on allait voir : "Pour la première fois dans l'histoire de la République, un ancien chef de l'État a été reconnu coupable en appel dans une affaire de corruption", trompetait Mediapart, à l'origine de bien des révélations autour de cette affaire dans l'affaire partie de l'écoute judiciaire d'un appel entre l'avocat Thierry Herzog et "Paul Bismuth", alias Nicolas Sarkozy. 

Ancien président à qui il est reproché "d'avoir usé de sa position et de son pouvoir pour faire miroiter une nomination au magistrat dont il souhaitait obtenir des informations qu'il n'avait pas à lui communiquer", résumait chez Libé Jonathan Bouchet-Petersen : "Un donnant-donnant qui est bel et bien du trafic d'influence et donc une mécanique de corruption, ont considéré des juges par deux fois." La messe semblait dite. De quoi faire chauffer les plateaux des chaînes info et les pages débats des quotidiens pour des échanges enflammés concernant l'état déplorable de l'éthique en politique ? Ou à propos de la faiblesse des moyens de la police et de la justice en matière de délinquance en col blanc ? Ou encore pour établir un bilan médiatique de l'affaire, dans laquelle nombre de rédactions ont montré avec éclat leur absence d'indépendance vis-à-vis de leurs propriétaires amis de Sarkozy ? Que nenni ! 

À ces questions centrales, dont il faut reconnaître que Mediapart est bien seul à les poser avec constance, nous ne trouverons pas de réponses au Figaro. Son directeur des rédactions Alexis Brézet a préféré expliquer au micro d'Europe 1 que ce jugement lui semblait "ahurissant, et j'ajouterais, franchement scandaleux". Pour Brézet, l'affaire se résume à un "délit d'intention" (pour avoir évoqué l'idée au téléphone, avec son avocat, d'un poste honorifique à Monaco pour le magistrat Gilbert Azibert), sanctionné par "la condamnation la plus lourde et la plus infamante possible". Autre résumé, toujours aussi favorable au condamné, par le directeur délégué de la rédaction du Figaro Vincent Trémolet de Villers : "Un ancien président de la République est donc condamné à trois ans de prison (dont deux avec sursis) pour avoir conversé au téléphone, sous une fausse identité, avec son avocat." Scandale que ce "délit d'intention" (bis), martèle le chef des pages débats du quotidien. 

"Dans cet escamotage des faits, des simples faits, des faits obstinés, il faudrait distinguer la part de l'amnésie médiatique habituelle, celle du refus de savoir, et celle de la complicité de caste", conclut dans Libération Daniel Schneidermann à propos de cette mobilisation des éditorialistes, jusque-là plutôt prévisible. Aussi prévisible que la colère de Fabrice Arfi, coresponsable du service "enquêtes" de Mediapart, envers ces justiciers au service des puissants. "Les mêmes qui demandent le respect de l'autorité et des institutions à longueur de colonnes, a-t-il ainsi déploré à propos de l'édito du directeur délégué du Figaro. C'est le privilège de la délinquance en col blanc : ses relais sont puissants et nombreux pour affirmer, toute honte bue, que le problème, c'est la justice." (il a aussi rappelé, à l'adresse d'Alexis Brézet, que la plus lourde condamnation possible aurait été de dix ans de prison). 

Plus inhabituel a été le second volet du contre-feu médiatique, dès le soir de la décision d'appel ce 17 mai : viser nommément l'une des trois juges de la cour d'appel ayant rendu le jugement Bismuth. "Quand la magistrate Sophie Clément, qui vient de condamner Nicolas Sarkozy, critiquait publiquement la politique pénale de l'ancien président", tweete Olivier Truchot en partageant un entretien publié en 2009 dans le Monde, dans lequel, aux côtés de deux autres magistrats figure la juge Sophie Clément – "Avec le système préconisé par Nicolas Sarkozy, l'affaire du sang contaminé n'aurait pas existé, l'affaire Elf non plus". Le lendemain 18 mai, le JDDpublie un article titré "La juge qui a condamné Nicolas Sarkozy était en désaccord avec sa réforme de la justice"

Article aussitôt partagé par le directeur général de la rédaction du JDD, Jérôme Béglé. "Nicolas Sarkozy est membre du conseil d'administration du groupe propriétaire du journal que dirige Jérôme Béglé", rappelle Fabrice Arfi en réponse. Ce qu'indiquait d'ailleurs l'article du JDD. Ou plutôt l'article de 6médias – agence de production d'articles low cost à gros volume pour les médias français –, à en juger par le compte LinkedIn de l'auteur de ce contre-feu made in Lagardère et Bolloré. 

Contrairement au JDD, le Figaro n'a pas sous-traité sa complaisance pour l'interview de Nicolas Sarkozy publiée quelques heures après l'article du JDD (extrait : "Avez-vous le sentiment d'être l'objet d'un traitement de défaveur ?"). Pas moins de trois intervieweurs de la rédaction ont été mobilisés, dont Vincent Trémolet de Villers, évidemment. Nicolas Sarkozy y déclare (vous allez être surpris !) : "Comme un journaliste l'a révélé mercredi, la présidente de la chambre qui m'a condamné s'en est prise à moi nominativement en 2009 dans un article du Monde." 

Ces "révélations", pourtant, n'en étaient pas. trange que ce débat ressurgisse alors que les prises de position passées de Sophie Clément sont connues de tout le milieu judiciaire depuis des années. Et que Nicolas Sarkozy, lui-même, l'a évoqué à l'audience…", a rappelé Vincent Vantighem, journaliste "police-justice" chez BFMTV. Voilà. "Étrange". Et en tout cas suffisamment dangereux pour que le premier président de la cour d'appel de Paris prenne la parole, le 19 mai. Dans un communiqué de presse, il "déplore la mise en cause personnelle d'une magistrate", ce qui en langue de juge signifie qu'il n'est vraiment pas content. D'ailleurs, le président du tribunal de Bobigny lui aussi a utilisé ce terme, "déplorer", dans son propre communiqué. Qui rappelle surtout qu'une requête en récusation contre Sophie Clément "a été rejetée en 2015 au motif que la partialité alléguée n'était aucunement établie". Ils ne doivent pas être au courant, au Figaro et au JDD. Étrange.

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