Beigbeder, l'hétéro pleurnichard

Maurice Midena - - Médias traditionnels - Les énervé·es - 164 commentaires

Frédéric Beigbeder déteste les geignards, enfin ceux qu'il présente comme tels. Dans son viseur de sniper culturel, il y a par exemple Édouard Louis, auteur du sublime En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014), que Beigbeder qualifiait en 2021 dans les colonnes du Figaro de "stakhanoviste du lamento", "PDG de la «victim company»" qui "cherche sans cesse de nouvelles manières de se victimiser". Quand Louis publie Qui a tué mon père (Seuil) en 2018, le critique littéraire qualifie le livre de "Germinal réécrit par Calimero". L'ancien publicitaire n'a jamais été tendre non plus avec Annie Ernaux, dont il prédisait en 2016, encore dans le Figaro,  sûrement au dixième degré, son prix Nobel à venir, dont elle a été honorée en 2022. Il écrivait alors : "Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d'elle."

Visiblement, Beigbeder avait une revanche à prendre. Et peut-être aussi une frustration. Il avait besoin de geindre un bon coup. Pour la publication de son dernier essai, Confessions d'un hétérosexuel un peu dépassé (Albin Michel, 2023), l'auteur a eu le droit, entre le 31 mars et le 3 avril, à un entretien dans le Figaro, dans l'Express, et dans la matinale de France inter, dans des modèles d'interviews de promo qui feraient passer l'émission Quelle époque ! de Léa Salamé pour une cour d'Assises. Heureusement, le Point a sorti la carte de l'entretien croisé, ce qui a parfois le mérite de laisser la contradiction à un autre interviewé, en l'occurrence, la députée Nupes Sandrine Rousseau, qui n'a pas eu besoin de forcer son talent pour briller dans l'échange, match d'exhibition entre une cador du circuit et un vétéran semi-pro. À une question sur la volonté de certains éditeurs de rajouter des "trigger warning" - des "alertes sur des «contenus potentiellement traumatisants»"– dans certains livres, Beigbeder monte au filet : "J'ai sans doute davantage confiance en l'intelligence du lecteur que vous. Pas besoin de montrer du doigt chaque phrase. Et puis moi, j'aime être dérangé par les œuvres d'art. Kafka disait qu'il fallait lire ou écrire des œuvres qui vous piquent." Rousseau de lâcher un revers long de ligne : "C'est votre droit. De même que s'il y a quatre pages de contextualisation dans un livre, rien ne vous oblige à les lire."

Dire n'importe quoi quatre fois

Il est toujours admirable de voir, alors que de nombreuses personnes brillantes publient chaque jour des choses admirables sur tout un tas de sujets, que l'on donne la parole à un auteur qui ne dit rien de neuf. Au-delà de ses allures de dandy café-de-floresque, Beigbeder n'est qu'un réac' commun. Dans le Point, il dit voir en certains courants féministes, "une forme d'hétérophobie tout aussi scandaleuse que l'homophobie. Quand on critique le mâle blanc hétéro de plus de 50 ans, on m'insulte quatre fois…" En bon ex-publicitaire, il sait trouver les bons éléments de langage, qu'il répète, légèrement modifiés, dans le Figaro : "Critiquer le mâle blanc hétéro de plus de 50 ans, c'est être raciste quatre fois." On serait tenté de dire que c'est crétin quatre fois, même à la puissance quatre, et que le résultat ne peut donner lieu à division. Son livre, de toute façon, "n'est pas un traité de philosophie sociale", précise-t-il dans le Point. On avait saisi. "J'ai écrit ce livre, Confessions d'un hétérosexuel légèrement dépassé, pour rappeler une chose simple : je n'ai pas choisi d'être un homme, ni d'être blanc, ni de désirer les femmes, ni de naître en 1965". Aucun journaliste pour lui faire remarquer ce qu'un étudiant en première année de socio aurait pu souligner : le souci, ce n'est pas seulement d'être né ainsi. C'est de se complaire à se comporter comme tel. 

Derrière tout ça, il y a évidemment une question centrale, peut-être la question centrale qui pèse chez l'auteur : celle du sexe. Avec cette idée, si bête et sans doute, aussi, dangereuse : #MeToo met en péril le désir des lecteurs du Figaro, de l'Express et du Point… pardon des hommes blancs hétéros quinquas cis CSP+. "Comment fait-on avec le désir effrayant qui taraude les hétérosexuels ? Comment fait-on pour le rendre sublime sans le transformer en risque pénal ?", se lamente-t-il dans le Point. "Je lance moi aussi un appel au dialogue, calme, serein, post-#MeToo. Réfléchissons à comment faire pour s'aimer aujourd'hui, et pour coucher ensemble…", dit-il dans l'Express. Il serait bon que quelqu'un souffle à l'oreille de l'auteur de 99 francs (Grasset, 2000) que ça fait belle lurette qu'on se séduit, qu'on se drague et qu'on couche post-#MeToo – et qu'il est probable que ça n'a pas dérangé grand monde. Du reste, c'est assez drôle de voir Beigbeder poser des hypothèses de son côté, comme un homme qui essaye d'allumer un feu avec des silex quand on a depuis longtemps  inventé le chauffage central : "Tout homme qui désire une femme doit être extrêmement prudent car on ne reviendra pas en arrière. Il va falloir être fin, distant, moins tactile, encore plus malin que Valmont et Casanova réunis", lâche-t-il au Figaro.

Finesse et élégance, c'est sans doute ce qui a manqué au chroniqueur littéraire du Masque et la plume. C'est en tout cas ce qui ressort des témoignages (non anonymes) de femmes ayant croisé la route de l'invétéré séducteur, publiés sur Twitter en réponse à un extrait de son entretien sur France inter, où il avançait : "J'ai écrit sur les violences sexistes […] quinze ans avant #MeToo, pourquoi je n'ai pas une médaille de combattant antisexiste ? Au lendemain de ma mort je devrais être au Panthéon, comme Annie Ernaux !" 

Dans le Figaro, Beigbeder le crie haut et fort :"Il paraît que les hommes hétéros qui se plaignent sont surnommés les «ouin-ouin» par les néoféministes. Eh bien j'assume, dans mon livre je crie OUIN, OUIN, je veux continuer d'aimer l'autre sexe sans être terrorisé !" Peut-être vaut-il mieux en effet apparaître comme une victime quand ces dernières années on n'a eu de cesse de devoir s'exprimer sur sa laxité morale dans le scandale Matzneff, ou encore dans l'affaire PPDA après avoir été mis en cause par un témoignage publié dans Libération. "J'étais très con à l'époque", avait-il répondu à Libé. "Le temps ne fait rien à l'affaire", chantait Brassens.

Face à Sonia Devillers, il analyse sans sourciller :  "J'ai l'impression que pour être entendu il faut être une victime." Comme si Beigbeder avait eu besoin de ça, lui, pour être invité partout, tout le temps, depuis des années, et à chaque livre publié. Les pleurs de Beigbeder sont ceux d'un artefact sociologique si gâté qu'il pense que ses jérémiades sont aussi, sinon davantage, légitimes que celles des prolos et des dominé·es de toutes sortes. Pas étonnant qu'il fasse référence à "son ami Sylvain Tesson" dans les colonnes du Figaro,carcomme l'auteur-explorateur, Beigbeder doit sûrement préférer le spectacle solitaire d'un félin tacheté dans les cimes du Tibet, à celui de prolos phosphorescents dans le brouhaha du monde social. Le "ouin ouin" beigbedien, n'est pas que la pleurnicherie d'un boomer pourri gâté. Il est aussi le chant d'un cygne déplumé par l'époque, qui trouve dans les médias mainstream les relais bienveillants de ses derniers soupirs. 

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