Outre-mer et Macron : "les enfants", expression raciste ?

Loris Guémart - - Déontologie - Le médiateur - 41 commentaires

Retour sur notre émission consacrée au vote Le Pen aux Antilles

Dans notre émission consacrée aux votes Le Pen en Outre-mer, nous avons montré une séquence lors de laquelle Emmanuel Macron, dans un dialogue avec les élus ultramarins à l'Élysée, s'adresse à eux en les appelant "les enfants". Les invités rebondissent dessus… mais nous n'avons pas précisé que ce terme a été employé par Macron dans d'autres circonstances.

Ce 1er février 2019, Emmanuel Macron, sous les ors de l'Élysée, reçoit des élus ultramarins pour une session du "Grand débat" qui fait suite au mouvement des Gilets jaunes. "S'il vous plaît, on ne va pas passer le micro. Est-ce qu'il y a des questions qui n'ont pas été posées ?", demande le président de la République à l'assemblée après quasiment six heures de réunion. Un élu se manifeste, puis d'autres. "J'en prends deux, sinon… non, les enfants, non vous avez déjà parlé, Monsieur le maire. Non non, ça ne marche pas comme ça. Non non non." 

Lors de notre émission du vendredi 29 avril, nous montrons la séquence, suivie d'une autre montrant le ministre des Outre-mer, Sébastien Lecornu, se comporter de manière brutale et agressive envers la journaliste guyanaise qui l'interviewe. Sur notre plateau, la porte-parole de l'Alyans Nasyonal Guadeloup, Laurence Maquiaba, commente : "Lui et ses ministres revêtent parfaitement l'habit du colon." Le maître de conférences en droit public à l'Université des Antilles, Pierre-Yves Chicot, parle de "brûler la maison du maître" pour évoquer l'attitude des électeurs ultramarins qui ont préféré Le Pen à Macron dans les urnes. "Moi, il me semble que quand on se fait traiter d'enfants, collectivement, on pourrait quitter la salle collectivement pour exprimer l'opposition", fait remarquer, à propos des élus, l'historienne martiniquaise spécialiste des questions de l'esclavage Myriam Cottias.

Nous avons également diffusé des extraits de la séquence et de l'analyse de Laurence Maquiaba sur les réseaux sociaux, dans le cadre de la promotion de l'émission. Sur Twitter, deux personnes s'opposent à l'analyse de notre invitée. "Il se comporte de la même façon dans l'Hexagone, c'est simplement un type qui ne sait pas se tenir et cacher sa condescendance", commente l'un. "Arrêtons de raciser tous les propos. En tant qu'Antillais, je ne me sens pas insulté par la référence au comportement d'un enfant", estime un autre, qui est venu prolonger la discussion dans notre messagerie, en saisissant explicitement le médiateur d'ASI.

Un mot infantilisant

J'ai voulu vérifier si l'expression "les enfants" était en effet employée par Emmanuel Macron dans d'autres contextes que celui d'une rencontre avec des élus d'Outre-mer. Je tombe rapidement sur une autre rencontre du "Grand débat" organisée près de Valence, dans la Drôme. "La vraie réforme, elle va avec la contrainte, les enfants ! C'est pas open bar ; le bar, c'est le nôtre", lance-t-il ce 24 janvier 2019 – quelques jours avant de recevoir les élus ultramarins – à une assemblée composée d'environ 200 personnes, présentées comme des habitants. L'expression est remarquée par quelques médias : Ouest-France en fait son titre, l'Obsla classe parmi les "phrases qui en disent long sur ses intentions", une chronique de Causeur est dédiée à ce mot infantilisant et familier.

Ce n'est pas la première fois que l'usage de cette expression par Macron est relevée dans les médias. Dans le documentaire Emmanuel Macron, les coulisses d'une victoire, chronique flatteuse de sa campagne de 2017 diffusées sur TF1 (son réalisateur n'avait pas pu venir sur notre plateau), le futur président employait déjà "les enfants" à tout bout de champ, cette-fois ci pour parler à ses proches conseillers. "Il est comme ça, Emmanuel Macron : meneur d'hommes et quasi paternel avec ses collaborateurs, ses «enfants», comme il le répète dans le documentaire", fait par exemple remarquer le Parisien, comme bien d'autres médias

différence entre le mépris et le racisme

Sur le plateau de notre émission, ces précédents ne sont pas évoqués. "Le comportement n'est pas spécifique à une minorité mais peut-être une forme de condescendance naturelle, réagit dans notre messagerie le spectateur mécontent. Il me semble que la différence est nécessaire entre le mépris et le racisme." Cette question d'un comportement spécifique ou non aux Outre-mer, on la retrouve d'ailleurs aussi dans l'interview du ministre Lecornu, celui-ci étant réputé pour ses accès de brutalité, Outre-mer ou non, y compris dans ce récent portrait du Monde. Dans tous les cas, ces précédents connus auraient pu, et dû, faire l'objet d'un rappel en plateau, afin que les asinautes puissent jauger au mieux la situation. "Vous noterez que tout part de ce point. Sans cela, la séquence de votre émission n'a aucune pertinence. C'est sur ce point qu'ils réagissent, vos invités. C'est sur ce point que l'une d'entre elles dit qu'il faut quitter la salle", analyse notre spectateur.

Préparatrice autant qu'animatrice de l'émission, notre journaliste Nassira El Moaddem reconnaît qu'elle aurait effectivement pu faire part de cet usage apparemment immodéré de "les enfants" par Macron. Mais elle défend par contre le choix et la pertinence de la séquence dans le cadre de cette émission. "Le caractère très fort est que c'était à l'Élysée, avec des élus assis et lui debout, il prend le micro, leur fait la leçon avec un côté professoral, fait-elle ainsi remarquer. Et il le fait avec des élus d'Outre-mer souvent négligés : tout ça donnait une tonalité beaucoup plus grave que ce seul petit mot méprisant. Il ne faut pas non plus oublier qu'à cette même réunion, il minimise, voire balaie d'un revers de la main la question de la toxicité du chlordécone, quelque chose de très grave vis-à-vis des populations guadeloupéenne et martiniquaise. Pour moi, c'est vraiment [une attitude] globale." 

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