Tijuana, Monistrol : en mémoire

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 53 commentaires

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Il s'appelait Guadalupe Olivas Valencia, d'après les papiers retrouvés sur lui.

Il avait 44 ans. Il s'est jeté d'un pont à Tijuana, au Nord-Ouest du Mexique, quelques minutes après avoir été expulsé des Etats-Unis. Et s'il a eu droit à une dépêche d'agence, et à des brèves dans les radios du matin de la lointaine Europe, alors que sont fréquents les suicides de Mexicains expulsés des Etats-Unis, c'est peut-être parce qu'il est le premier suicidé de l'ère Trump.

Quelques heures auparavant en effet, le département de la sécurité intérieure avait autorisé les agents des Douanes et de l'immigration à interpeller la plupart des personnes en situation irrégulière qu'ils rencontreraient dans l'exercice de leurs fonctions, et à les expulser de manière accélérée, sans passer par la Justice, s'ils sont entrés aux USA depuis moins de deux ans (sous Obama, c'était moins de deux semaines). Sans doute ces nouvelles consignes, trop récentes, ne sont-elles pour rien dans l'expulsion de Guadalupe Olivas Valencia. Peu importe. Les causes ont besoin d'être incarnées. Il s'est suicidé au bon moment.

Elle s'appelait Pauline. La presse n'a pas indiqué son nom de famille. Elle avait 21 ans. Elle était factrice en CDD. On l'a retrouvée pendue chez elle, le 15 février 2013, au lendemain du premier jour d'une tournée particulièrement difficile, sur les routes enneigées de Haute-Loire. Elle n'avait pas réussi à terminer sa tournée, la tournée 24, connue des postiers pour sa rudesse. Au matin du second jour de son CDD, elle est arrivée une heure plus tôt, pour écluser le courrier de la veille. Sa hiérarchie, la jugeant trop déstabilisée, l'a renvoyée chez elle. Elle s'est pendue immédiatement. C'est pour revenir sur cette histoire, que LCP diffuse en ce moment un documentaire de Hélène Marini, Une tournée dans la neige, qui est reparti sur les traces enneigées de la tournée 24.

Deux hivers de suite, Hélène Marini est partie à la rencontre de paysans, de syndicalistes de La Poste. La direction a refusé de la rencontrer. Le documentaire ne prétend pas faire toute la lumière sur les raisons du suicide de la factrice. Il ne juge personne. Ni la direction, absente. Ni les syndicalistes, dont certains admettent franchement qu'ils préfèrent s'investir dans la lutte contre la fermeture d'un centre de tri, que pour la mémoire d'une CDD suicidée. Ni les parents de Pauline, qui sont venus demander au curé pardon pour le suicide de leur fille -et le curé leur a rappelé qu'elle n'était pas coupable, mais victime. Ni les agriculteurs de la tournée 24, dont certains connaissent mieux les noms de leurs vaches, que celui de la factrice. "La mort de Pauline ne sera jamais un bon dossier pour une mise en accusation de La Poste", reconnait Hélène Marini. Peu importe. C'est un beau film, sur le froid qui enveloppe, qui engourdit, qui gagne.

Ce n'est pas avec un oeil neutre, que j'ai regardé Une tournée dans la neige. Le film est né de cette chronique du matinaute, en 2013. C'est après l'avoir lue, que Hélène Marini a décidé, avant toute autre démarche, d'empoigner sa caméra, pour partir filmer les plateaux et les collines enneigés de Monistrol. Son film ne rendra pas la vie à Pauline. Cette chronique, ce matin, ne rendra pas la vie à Guadalupe Olivas Valencia.  Peut-être, avec un peu de chance, donneront-ils chair aux lois, aux comptes, aux plans de rationalisation, à toutes ces abstractions dont est tissée l'actualité. C'est déjà ça. C'est absurde, je sais, d'être heureux de n'avoir pas été, pour une fois, totalement inutile.

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