Rokhaya et Pépita

Dans le grand déballage des scandales à retardement, l'émission Quotidien a trouvé une pépite, une vraie : voici Pépita, ex-sympathique co-animatrice du jeu Pyramide, dans une vidéo exhumée par Canap95, séquence de rediffusion d'archives télé de cette émission du groupe TF1. Un beau jour, une carte postale de chimpanzés arrive sur le plateau de Pyramide. Rires :  "Oh c'est vous en photo Pepit', sur la carte postale" "Je me reconnais". Horreur générale de 2021 : c'était ça, le racisme ordinaire, à la télé publique, pas plus tard qu'à la fin du siècle dernier ?

Là-dessus, l'émission concurrente de Quotidien, TPMP (C8, groupe Bolloré) a retrouvé la séquence entière de Pyramide. Stupeur : on y voit, dans un moment coupé par Quotidien, que Pépita n'est pas seulement la victime des blagues racistes, mais qu'elle y participe, et rigole à l'unisson du plateau blanc. Pépita 95 devant la carte postale : "J'étais jeune à l'époque" "Tu es plus jeune maintenant" "C'est l'épilation qui m'a rajeunie". Au Parisien, Pépita 2021 raconte même qu'elle est elle-même à l'origine de cette séquence "chimpanzés". "C’est même moi qui, en coulisses, avais dit « On dirait moi ! ». On a décidé de la faire en plateau, c’est tout".

"Elle n'est pas victime, elle a de la répartie !" notent les chroniqueurs de Hanouna, en découvrant l'extrait coupé par Quotidien. Question : une victime qui "a de la répartie" cesse-t-elle d'être une victime ? Des blagues racistes sont-elles exonérées de former un spectacle raciste, du seul fait qu'une femme noire y participe, voire les impulse ? Le "second degré" des plaisantins, qui apparaît clairement à la vue de la séquence complète, n'est-il qu'une ruse du racisme ?  Quoiqu'il en soit, Pépita 2021 est furieuse contre Quotidien. Et à la différence de Barthès, Hanouna lui donne la parole, et la laisse longuement tirer à vue sur les concurrents de TF1, qu'elle accuse de ne pas même l'avoir appelée pour la faire réagir sur la séquence de 95. "Ils ont pris la seule black à la télé qui n'a pas vécu ça. Je sais qu'il y en a qui l'ont vécu. Mais moi je ne l'ai pas vécu".

Mais le Pépitagate ne s'arrête pas là. Sur le plateau de Hanouna, se trouve la chroniqueuse - et militante anti-discriminations - Rokhaya Diallo, que l'on imagine déstabilisée par le témoignage de Pépita. Comment donc ? La racisée ne l'était donc pas ? La "victime" était heureuse de l'être ? Le réalisateur multiplie les plans sur le visage impassible de Rokhaya écoutant Pépita, dont les captures fleurissent ensuite sur Twitter. Gros enjeu facial. Le témoignage de Pépita va-t-il faire voler en éclats le discours décolonial sur les "racisés" ? Cette déstabilisation est-elle lisible dans l'impassibilité toute mitterrandienne de Rokhaya Diallo ? Nouvelle porte-parole médiatique, depuis quelques semaines, du refus des "postures victimaires", la comédienne et écrivaine Rachel Khan s'engouffre. "Grâce à Pépita, beaucoup comprennent ce soir ce que « Racisé » veut dire d’enfermement".

 Consciente de l'enjeu, Rokhaya Diallo a posté ses réactions avant et après le témoignage vitrificateur de Pépita. 

 A chacun de décider si la militante-chroniqueuse, après le témoignage de Pépita, a viré de bord sans l'avouer, comme elle en est soupçonnée. A mon sens, avant et après, sur le fond, Rokhaya Diallo dit exactement la même chose : que l'on se donne bonne conscience, aujourd'hui, en exhumant l'innocent racisme de 95, comme si toutes ces horreurs étaient derrière nous. Il est vrai que dans la séquence "d'après", elle est plus explicitement accusatrice contre Quotidien, en rappelant comment l'émission a laissé passer sans réagir, voici quelques semaines encore, une petite ignominie raciste de Nicolas Sarkozy.

"N'ayant pas son vécu, je la respecte"  dit sagement Rokhaya Diallo, interpellée sur son impassibilité. Et elle ajoute : "Je ne comprends pas nécessairement ce qui l’anime." Moi non plus. Personne n'est dans la tête de Pépita. Mais l'épisode rappelle la nécessité de déconnecter toute analyse des systèmes, de tout jugement sur les personnes. Liberté contre déterminisme, rien de très neuf sous le soleil de la philo.  Il y a les systèmes, et il y a les êtres humains. Les humains pensent, ressentent, agissent, posent leurs mots sur leurs actes. Mais, même inconscients, surtout inconscients, ils sont toujours les agents, ou les victimes, des systèmes. Ou les deux à la fois. Pourquoi ne pas envisager que Pyramide ait pu être, pour Pépita, à la fois émancipatrice, en lui offrant une visibilité inhabituelle pour l'époque, et raciste, en la maintenant dans les clichés coloniaux ?

PS. J'imagine qu'il se trouvera des bienveillant.e.s pour me reparler de Christine Kelly, que j'avais traitée, dans une précédente chronique, de "servante" de Zemmour. Bonne question. Quelle différence, entre Pépita et Kelly ? Pépita n'était-elle que la Kelly d'une autre émission raciste, innocemment raciste bien entendu, mais où elle jouait un même rôle d'alibi ? Kelly est-elle la Pépita de Bolloré ? Merci de l'avoir posée. Je note simplement que Pépita pouvait ignorer l'effet qu'elle produisait sur certains. Si des téléspectateurs enrageaient, ou se désolaient, de l'innocent racisme de Pyramide, ils se désolaient et enrageaient seuls et en silence, sans le secours des réseaux sociaux. Ajoutons que Pyramide n'a jamais été attaquée, ni a fortiori condamnée, pour incitation à la haine raciale.