Commémorer Napoléon (3) : "La femme doit obéissance..."

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 20 commentaires

Ce jour de 1802, on débat au Conseil d'État de ce que l'on est encore loin d'appeler les féminicides. Le premier consul Bonaparte participe en personne. Question du jour : comment obliger la femme qui a fui son mari à réintégrer le foyer familial ? "On la sommera" dit quelqu'un. Bonaparte : "Parlons sérieusement, s'il vous plait". Le quelqu'un : "Je suis très sérieux". "Et quand vous l'aurez assommée, que ferez-vous ?" Éclat de rire général devant le quiproquo. Même Bonaparte rit. C'est André Castelot qui raconte l'anecdote, dans son Napoléon en six volumes (collection Presses pocket, 1971),  bréviaire napoléo-stéphanebernien de très grande diffusion dans les années 70. Cet éclat de rire patriarcal entre mâles dominants est la seule allusion de Castelot à la rédaction du Code civil, et au statut d'irresponsable auquel il réduit la femme. Rien par ailleurs, dans la série de Castelot, sur l'esclavage - mais qui s'en étonnerait ?

Pourtant, la responsabilité du Code Napoléon dans la soumission de la femme n'est pas seulement soulignée depuis le début de la cancel culture. Voici un siècle déjà...

Elle s'appelle Hubertine Auclert. L'Histoire n'a pas retenu son nom. Elle n'est pas citée dans les Lieux de mémoire, la série de l'éditeur Pierre Nora qui consacre pourtant un article au Code civil.  Pour le premier centenaire du Code, en 1904, tandis que les pontes de l'époque hommageaient en Sorbonne, quelques femmes brûlèrent des exemplaires du petit livre rouge au pied de la colonne Vendôme. Dont Hubertine Auclert.  Voilà ce qu'on sait. Rien  de tel ne semble prévu en 2021. En 1904, l’année du centenaire du code civil, la mobilisation pour les droits des femmes est, plus que jamais, à l’ordre du jour. Hubertine Auclert, qui a fondé en 1901 un nouveau groupe, Le Suffrage des femmes, choisit, dans un premier temps, de lancer deux pétitions, l’une en faveur du droit de vote des femmes célibataires, veuves ou divorcées, la seconde pour l’adoption de la séparation des biens. 

Mais elle est bien seule, la poignée de féministes. S'il y a bien un élément du bilan napoléonien que défendent les fidèles de la mémoire de Bonaparte, c'est le Code civil. "En 1904, le souvenir s'extériorisa dans une cérémonie de la Sorbonne, juste assez publique pour être troublée par les cris dissonants d'une féministe" écrit le doyen Carbonnier, sommité du droit civil, dans le recueil des Lieux de mémoire, publié au tournant du XXIe siècle, en insistant uniquement sur les oppositions de droite suscitées en Europe par ce texte qui  inscrit dans la loi cette conquête révolutionnaire : le divorce. Et en comparant avec l'Ancien Régime, plutôt qu'avec la législation révolutionnaire. 

Et pourtant ! 

divorce et adultère

Du point de vue de l'égalité femme-homme, le Code civil est insauvable. Tout simplement insauvable. D'abord, bien entendu, pour son article 213. "Le mari doit protection à sa femme, la femme doit obéissance à son mari". "La femme ne peut ni choisir, ni quitter le domicile conjugal, ni travailler, ni ouvrir un compte sans autorisation. Si elle quitte le domicile conjugal, faute d'être assommée, elle peut y être ramenée par la force publique. La recherche en paternité est désormais interdite, et le restera jusqu'en 1912. Les filles séduites ou violées n'ont donc plus aucun recours", résume Mathilde Larrère dans son récent Rage against the machisme (éditions du Détour).

Aussi bien, la doxa des historiens napoléoniens ne fait-elle aucune difficulté pour reconnaître le caractère macho du code, comme Thierry Lentz, qui y voit "le monument des monuments, celui dont le bénéfice est le moins disputé, même par les adversaires" de Bonaparte et du Consulat, mais résume ainsi : "En quittant la tutelle de ses parents, la femme passe sous celle de son époux qui doit, par exemple, l'autoriser à contracter. Le principe d'égalité, proclamé par la Révolution, vole en éclats". Et poursuit : "Le divorce, dont toutes les couches de la population ont profité après sa libéralisation par la Révolution, est désormais restreint à quatre cas. La condamnation à une peine infamante et les excès, sévices ou injures graves, l'adultère (la femme ne pouvant l'invoquer que s'il a été commis au domicile conjugal), et le consentement mutuel, mais dans des conditions tellement draconiennes qu'il devient rarissime. Le nombre de divorces, rendus très faciles par une loi du 20 septembre 1792, s'effondre à partir de 1804. On n'en compte plus que soixante par an à Paris. Alors que les lois révolutionnaires tendaient à faire régner dans la famille comme dans l'État la liberté et l'égalité, le Code civil organisa la famille (comme le régime napoléonien) sur le principe d'autorité".

Et c'est évidemment au sujet du divorce que cette inégalité est la plus éclatante. Mathilde Larrère : "Ainsi le mari peut-il demander le divorce pour adultère en tout lieu et en toute circonstance contre sa femme, mais la femme n’a ce droit que lorsque son mari a commis l'adultère au domicile commun (différence liée au fait que l'adultère de la femme fait courir le risque d'un enfant adultérin) (...) Dans le cas d'adultère, stipule l'article 324, le meurtre commis par l'époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable" Il faudra attendre 1975 et Giscard pour le rétablissement du consentement mutuel.

"combat embryonnaire"

Bien entendu, les napoléoniens, pour défendre leur héros, et comme pour le rétablissement de l'esclavage, invoquent "le contexte" de l'époque. "Le combat des femmes était alors embryonnaire et pour tout dire confidentiel, avance Lentz dans son Pour Napoléon (Perrin). On en a bien sûr retenu l’engagement des Manon Roland, Théroigne de Méricourt ou Olympe de Gouges, cette dernière rédactrice d’une « Déclaration des droits de la Femme », pendant la Révolution. Deux sur trois finirent sur l’échafaud, alors que les quelques clubs féminins furent dissous par une Convention finalement pas plus ouverte à l’égalité que les régimes qui l’avaient précédée et que ceux qui l’ont suivie. Dans ce quasi-désert doctrinal, L’Opinion d’une femme pour les femmes de Fanny Raoul, publiée en 1801, fait office de rarissime exception. Il y était question d’égalité civile et politique, mais sans plus d’ostentation ni de tournures virulentes que chez les romancières. L’opuscule fut un peu lu puis oublié, mais sans être censuré. Un sort semblable fut réservé aux autres publications de Fanny Raoul, dont ses Idées d’une Française sur la constitution faite ou à faire (1814). Sans scandale, son œuvre fut escamotée avant de réapparaître… à la fin du xxe siècle, lorsque l’historienne Geneviève Fraisse la redécouvrit et la republia".

D'ailleurs, tentent les plus hardis, le retour de bâton machiste ne s'était-il pas amorcé dès la Révolution ? Chevallier : "C'est dès 1795 que les clubs féminins ont été interdits, rappelle Arthur Chevallier, chroniqueur au Point et commissaire de l'exposition de La Villette. On le sait moins, car les lois n'étaient pas codifiées. Mais la fin de la révolution a été très puritaine, en réaction à la décadence de la fin de l'Ancien Régime"

De fait, la Révolution a restreint les droits politiques des femmes, sans porter atteinte aux droits civils qu'elle leur avait accordés, à l'égal des hommes. Le "club féminin" dont parle Chevallier est en fait la Société des républicaines révolutionnaires, fondée en , par une chocolatière et une comédienne. C'est un groupe féminin non-mixte, comme on dirait aujourd'hui, aux revendications sociales et féministes. Leur soutien aux Enragés va se heurter à l'hostilité des Conventionnels et des Hébertistes. Et, prenant prétexte d'une altercation du groupe avec des dames de la Halle, à propos de l'obligation du port du bonnet phrygien, la Convention dissout le groupe en octobre 1793, et interdit par la même occasion les associations de femmes.  Mais encore une fois, cette répression s'exerce sur les droits politiques, et non sur les droits civils.

Rôle personnel de bonaparte

Mais le rôle personnel de Bonaparte ? demandera-t-on. Au moins, comme pour l'esclavage, peut-on tenter de le sauver par ses convictions personnelles ? Même pas. Si les minutes des débats passionnés en Conseil d'État ont disparu ("incendiées par la Sainte Commune en 1871" ronchonne le ronchon Thierry Lentz), les quelques traces survivantes sont plutôt accablantes pour le premier consul, qui a durci les restrictions sur les droits des femmes de toutes les manières possibles. "Les femmes ne s'occupent que de plaisir et de toilette. Si on ne vieillissait pas, je ne voudrais pas de femme. Ne devrait-on pas ajouter que la femme n'est pas maitresse de voir quelqu'un qui ne plaît pas à son mari ? Les femmes ont toujours ces mots à la bouche : Vous voulez m'empêcher de voir qui me plaît." 

À propos du divorce : "Ce qui n'est pas français, c'est de donner l'autorité aux femmes. Les maris doivent avoir un pouvoir absolu sur la conduite de leur femme pour empêcher qu'elles ne leur donnent des enfants étrangers." C'est lui qui insiste encore pour que le mot obéissance figure dans le futur article 213, "pour produire de l'effet sur quelques-unes", et contrecarrer cette tendance "où les femmes se croient en devoir de faire ce qu'elles veulent"À propos de l'obligation pour la femme de suivre son mari dans les voyages lointains, Bonaparte impose une obligation sans réserve. C'est le juriste Tronchet qui obtient qu'il ne soit pas fait mention de voies de contrainte contre l'épouse récalcitrante car "ce serait anticiper sur le divorce".

Sur le plan juridique, la tutelle de l’époux ne commença à reculer que dans les années 1890, mais les femmes n’obtinrent l’égalité dans la loi qu’en 1946.

code bourgeois

Si le machisme du Code civil est un sujet bien documenté aujourd'hui, il en va différemment pour la principale autre caractéristique du Code : c'est un code bourgeois. C'est même, comme le rappelle, un peu solitaire, l'historien franc-tireur Henri Guillemin, dans son jeu de massacre anti-napoléonien (Napoléon tel quel, éditions de Trévise, 1969), un code capitaliste. "Toute coalition d'ouvriers dans le dessein d'enchérir leur travail sera passible d'un mois de prison au minimum et d'un emprisonnement de deux à cinq ans pour les instigateurs" stipule l'article 415, tandis que l'article 1781 précise : "Dans toute contestation au sujet des salaires, c'est l'employeur qui sera cru sur sa parole, laquelle fera foi sur la quotité des gages".

Des pans entiers de l'histoire napoléonienne sont encore en quasi-friche. Ainsi de cet autre "grand monument" des années du Consulat : la Banque de France. En voilà, une création magnifique, indispensable instrument de la souveraineté monétaire, qui a survécu aux siècles ! Mais qui sait que l'institution, créée en 1800, est à l'origine une banque privée, dont Bonaparte et sa famille (sa mère Letizia, sa femme Joséphine, son frère Jérôme, etc) étaient les principaux actionnaires, et qui semble avoir été un investissement très fructueux ? Pourquoi tous ces aspects, Guillemin excepté, ont-ils été si peu documentés ? Pourquoi les historiens de gauche ne se sont-ils jamais sérieusement intéressés à Napoléon ? "On l'a laissé aux historiens de droite", reconnaît notre chroniqueuse Mathilde Larrère, éminente dix-neuvièmiste, qui a préféré sauter de révolution en révolution. Et ce n'est pas près de cesser.

Prochain article : Dieu que la presse est bête !


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