"Nos concitoyens" et les autres

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 155 commentaires

Aux yeux d'Edouard Philippe, Premier ministre de guerre, les Français se divisent -outre bien entendu les héros- en deux catégories. "Nos concitoyens" (les bons élèves du confinement, ceux qui respectent les "mesures-barrière"). Et "un certain nombre de gens" (les autres, peu nombreux heureusement, dont le prototype est le joggeur). Le Premier ministre parle évidemment au nom de "nos concitoyens". Les autres, les rebelles, les inconscients, les esprits forts, il va falloir les ramener dans le droit chemin. Tour de vis du jour : fermeture des marchés, et pas de joggings. Enfin, pas de joggings...de plus d'une heure, comme un aveu subliminal que "ces gens" sont aussi, quelque part, des concitoyens récupérables. (A noter que cette heure de jogging sera, selon le JO, "fractionnable". Le coronavirus va peut-être marquer la fin de la suprématie occidentale, mais tout le génie de la patrie des droits de l'homme s'est réfugié dans cette heure de jogging "fractionnable").

A quoi ressemble un JT de guerre, comme ce journal de TF1, qui accueille Edouard Philippe ? A une litanie de nouvelles du front, et les nouvelles sont mauvaises. Le bilan du jour est élevé. 186 morts "dans les dernières 24 heures, le bilan le plus lourd à ce jour" dit Gilles Bouleau. Et surtout, cinq médecins tombés au Front. On s'attarde sur chacun d'entre eux. Ils sont tous sexagénaires. Reportage sur l'hommage au médecin mort de Compiègne. Mobilisés, mobilisables, Front, première ligne : présentateur et ministre communient dans le même vocabulaire, comme d'ailleurs l'invité (en plateau, sans masque), l'infectiologue parisien Xavier Lescure. "Aujourd'hui, comme l'a dit le président de la République, c'est la guerre. On s'attend quand on est soldat à pouvoir tomber sur le Front. On est en première ligne, ça fait partie du travail".

Mais dans ce JT de guerre, le plus éloquent est ce qui n'y figure pas. "Une pétition signée par 50 000 médecins réclame un confinement extrêmement strict" signale Bouleau. Mais aucune allusion, par ailleurs, à la plainte contre Edouard Philippe et Agnès Buzyn, déposée par "plus de 600 médecins"selon Le Figaro, pour "mensonge d'Etat". On ne va pas troubler avec ce genre de nouvelles "nos concitoyens" qui regardent TF1.

Pas une question au premier ministre sur les ouvriers du bâtiment, qui vont finalement pouvoir retourner travailler (je vous en parlais la semaine dernière).  Pas une question sur les incohérences du confinement, par exemple sur la SNCF qui continue d'exposer des agents, pour transporter des voitures neuves que personne n'achètera (voir notre interview du syndicaliste de Sud Rail Anasse Kazib). Dans un reportage de TF1, un de "nos concitoyens" hasarde l'idée qu'il faudrait peut-être revoir les salaires des infirmières. Sur ce point, Gilles Bouleau ne fait pas réagir le Premier ministre. Les télespectateurs de TF1 ne verront pas le graphique ci-dessous.


Pas un mot sur l'étranger, non plus. Rien sur l'Espagne, où l'Armée découvre des corps dans des résidences de vieux désertées par leurs équipes soignantes, abandonnées sans gants ni masques. Ce recroquevillement est une des conséquences de la pandémie, en même temps, sans doute, qu'il contribue à l'accroître. Les restrictions aux déplacements et aux contacts, en dépit des efforts des rédactions, produisent une information forcément appauvrie, recroquevillée, autocentrée.

Pour terminer, petite visite de TF1 aux familles confinées. Une lycéenne parisienne travaille ses maths par correspondance. Tout va bien. Mais pas en français, où "aucun cours n'a été proposé". "Tous les enseignants ne sont pas aussi appliqués" conclut la journaliste. Partout, des mauvais élèves.


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