Années 40 et start up nation

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 240 commentaires

Après l'exode, le marché noir. Suite logique. La police a fait fermer une parapharmacie du XVIe arrondissement de Paris.  Officiellement, elle ne vendait pas de masque, mais on pouvait en acheter, sous le comptoir, à dix euros pièce. "Un policier qui sortait de chez lui, écrit France Inter, avait été attiré par un curieux manège devant la boutique". J'adore cette expression : "curieux manège". Elle nous replonge droit dans la presse des Années 40, et son increvable feuilleton du marché noir. On y est. Modiano, à la rescousse ! Et Dutourd, avec son "Au bon beurre". Pour les amateurs, il y a aussi l'épicier chinois bio de Belleville, chez qui ont été saisis 15 490 masques. Interrogé sur leur provenance, le commerçant a "chiqué", écrit encore France Inter. J'avoue que je n'avais jamais entendu l'expression. Eternité du journalisme de commissariat.

L'épicerie bio de Belleville. La parapharmacie. Le comptoir, l'arrière-boutique : c'est fait, on est de retour dans les Années 40. Les mêmes articles. Les mêmes mots. Et, symétriquement, les mêmes héros : ces entreprises qui se reconvertissent en fabricants de masques, exemples édifiants dont nous abreuvent les JT. Et cette tonitruante solidarité, sauce Macron, à ceux qui sont "en première ligne".

Un bel épisode de guerre et de patriotisme, auquel n'auront pas eu droit les télépectateurs de TF1, hier soir : la ministre du travail Pénicaud traitant de "défaitistes" les entreprises du BTP qui ont mis leurs ouvriers en chômage technique, pour ne pas les exposer à la contamination (voir ci-dessous). Défaitistes ! Allez, Pénicaud, allez au bout de votre pensée, et faites des exemples : douze balles dans la peau pour les maçons, les terrassiers, les couvreurs, les miroitiers, tout le peuple des tranchées et des marteau-piqueurs. Au peloton, les déserteurs, pour assainir le monde d'après ! 

Avec une réjouissante franchise, le président de la Fédération du Bâtiment, Jacques Chanut, a renvoyé la ministre à son confinement (c'est ici). Mais ce n'est pas tout. Mediapart révèle que Pénicaud a demandé à ses directions départementales de "challenger" ces défaitistes. "Challenger" : quand les Années 40 rencontrent la start up nation ! Il faut croire qu'il existe des directeurs, non seulement pour obéir à ces consignes, mais déjà pour les comprendre. Plus explicitement, Pénicaud a aussi demandé à ses directions de laisser volontairement trainer quarante-huit heures les demandes de chômage partiel formulées par ces petits patrons défaitistes. En français, cela s'appelle un chantage. Mais cette fois, pas folle, c'est une instruction orale. A croire qu'ils préparent déjà leur défense.

Faire tourner l'économie, à tout prix. Bruno Le Maire, hier matin, sur France Inter, était à deux doigts de craquer, devant la pression de Demorand et Salamé lui réclamant la réouverture des librairies, pour cause de première nécessité. "Pourquoi pas, je vais en parler avec le ministre de la Culture, avec le Premier ministre" (pas fou, il n'a pas mentionné son collègue de la santé). Allez, une confidence : j'adore les librairies. J'y passe des heures. Je prends les livres en main. Coups de sonde au début, au milieu, à la fin. Et je ne vous parle pas des BD. Mes doigts caressent  le papier. Le papier, caressé plus tôt par d'autres doigts que les miens. Le papier, sur lequel le coronavirus peut survivre de 24 heures à cinq jours, selon les études. Information transmise à Demorand et Salamé.


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