L'ingénieur, le policier, et la sorcière

Daniel Schneidermann - - Publicité - Alternatives - Le matinaute - 124 commentaires

Re-vivre ensemble. Et s'ils s'embrassaient ? Le rêve de retrouvailles d'une radio privée s'étale depuis quelques jours sur tous les abribus. Oublions Meghan Markle et la reine, ce fantasme de réconciliation générale s'organise chez nous autour des deux couples police / population et Véran / Raoult, appelés à un grand hug de bienveillance. Autrement dit, la campagne appelle à la fin d'une sale période, (Gilets jaunes, répression policière, confinements) qui nous a artificiellement éloignés les uns des autres, nous qui sommes pourtant si proches. "Le capitaine était pour le diocèse / Et le lieutenant boulottait du curé Et tout ça, ça fait d'excellents Français"  chantait déjà Maurice Chevalier pendant la drôle de guerre (1939).

Premier paradoxe de cette campagne : l'intérêt bien compris des médias audiovisuels privés est plutôt qu'ils ne revivent surtout pas ensemble, au contraire. Rien de plus triste qu'une manif calme, et un débat consensuel. Sur quels sujets pourrait-on organiser de beaux clashes ? Interrogé sur le concept, le "directeur général des activités audio" du groupe M6, Régis Ravanas, énumère d'ailleurs sans rire les préposés de la radio au "revivre ensemble" : "Nous avons fait appel à des personnalités fortes, des professionnels capables de mettre en abyme l’actualité comme Yves Calvi, Eric Brunet, Pascal Praud, François Lenglet, Julien Sellier ou Cyprien Cini". Non. Ceux qui rêvent d'une concorde générale sont plutôt les annonceurs. Ce que les émissions perdraient en anxiogène, elles le gagneraient en moelleux du tapis rouge déroulé devant les cerveaux disponibles.

Les auteurs de la campagne souhaitent-ils vraiment que l'on "revive ensemble" ? Bien sûr que non. Ils savent parfaitement que le miracle n'adviendra pas, et c'est même le caractère provocateur de ce souhait qui donne son sel à leur campagne. La police pourrait rentrer temporairement en grâce, à la faveur d'une nouvelle vague de terrorisme. En revanche, entre Véran et Raoult, c'est de l'irréconciliable qui se creuse chaque jour, sous nos yeux. Non pas entre les deux personnes en question, mais entre les deux mondes qu'ils incarnent, et dont l'opposition est en train de se cristalliser autour de la mise en avant de la science et de la "raison", contre les "pulsions", et les rêves d'ailleurs et d'autrement. Autour du yoga et des médecines douces, comme je le relevais la semaine dernière, mais pas seulement.

"Le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts, plutôt que des hommes qui construisent des EPR" a déclaré la candidate à la primaire EELV Sandrine Rousseau, citée par Charlie. Elle était interrogée sur le retour de la figure de la sorcière, chez "plusieurs jeunes écoféministes". Et elle venait d'évoquer le nucléaire. Dans la même interview, Rousseau a aussi évoqué un rapport sacré à la nature, comme pouvant émanciper des religions, "qui sont toutes patriarcales". Autant de petits morceaux de phrases intercalés au milieu du reportage de Charlie, dans la hâte d'une interview expéditive, hors de toute relation logique entre eux. Tous mériteraient de sereins débats (notamment dans Charlie, qui devrait être spécialement intéressé au desserrement de l'emprise des religions). Pour l'instant, tous sont autant de morceaux de viande jetés aux piranhas des réseaux sociaux, et qui nous éloignent du "revivre ensemble" de l'ingénieur et de la sorcière.

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