Guillaume Rozier, le capitalisme, et l'État
Daniel Schneidermann - - Numérique & datas - Alternatives - Le matinaute - 131 commentaires
"Fantastique initiative d'un entrepreneur exemplaire",
tweete le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, à propos de Guillaume Rozier. Il y a un minuscule détail qui semble échapper au patron des patrons : à ce jour, le jeune créateur de CovidTracker, de VaccinTracker, et aujourd'hui de ViteMaDose (lire ici le récit de cette dernière création) n'a retiré de ces bienfaits publics aucun bénéfice pécuniaire. Sans doute un jour vivra-t-il de ses talents, ce qui sera parfaitement juste. Peut-être, oui, créera-t-il une entreprise, peut-être même s'inscrira-t-il au Medef, ce qui serait son droit, mais à la différence des Zuckerberg, Niel, Bezos, et autres "entrepreneurs exemplaires"
, le profit n'est tout simplement pas son moteur. Imaginez-vous cela ? Comme des millions de bénévoles en France, il rêve la nuit d'autre chose que de fortune. Particularité tellement étrange que l'on comprend qu'elle échappe au Medef, comme d'ailleurs à la starteupnécheune macroniste.
Car ce n'est pas seulement à la ritournelle patronale, et son éternel épouvantail de la "fuite des talents"
, que CovidTracker donne une grande claque. C'est aussi, excusez du peu, à L'État. Oui, l'État, le majestueux État français, de Philippe Le Bel, de Louis 14 (je blague), et de Napoléon. Croit-on que les Français ne le voient pas, qu'un gamin dans son garage a réussi où pataugent lamentablement les ministères, les directions, les sous-directions, les task forces à PowerPoint, et autres McKinsey aux poches bourrées de millions ? Croit-on que ça leur échappe ? Croit-on qu'ils ne le comparent pas avec le pathétique Blanquer, dont les serveurs se sont écroulés au premier jour de l'enseignement à distance, parce qu'il n'avait pas eu la simple idée d'anticiper la hausse de trafic (voir ici notre émission de l'été dernier sur le premier fiasco de l'enseignement à distance) ? Faut-il rire ou pleurer de la première réaction de Blanquer, reportant la responsabilité du crash des "environnements numériques de travail" (ENT) sur "des attaques apparemment venues de l'étranger"
, Poutine ou Kim Jong-Un, certainement. Qu'il fasse rire ou gémir, un État empêtré dans les privilèges de sa nomenklatura, incapable de remplir ses missions et d'extraire le pays d'une interminable crise : les révolutions ne commencent pas autrement. Oui, je pense à 89, et aussi, par exemple, à mai 58.
En attendant, l'État compte sur ses médias. Je vous parlais hier du BFM du gastronome Fogiel, marcheur tendance Brigitte. Mais à l'heure où j'écrivais, le fin, le subtil chroniqueur politique de la radio publique France Culture, ma bible du matin, entonnait à son tour l'air de "l'affaire est close". Mieux : pour Frédéric Says, elle n'a jamais commencé, et en rendre compte, comme ici, c'est faire le jeu des rumeurs et compagnie. Dans la journée, pourtant, Attal et Schiappa se sont embourbés, le premier prétendant n'avoir jamais été invité, quand la seconde assurait qu'il avait fermement refusé cette non-invitation. Dans la journée, la société des rédacteurs de M6, à l'origine du scoop, s'est dite certaine qu'au moins un ministre s'était sustenté clandestinement. "Pour l'heure"
, comme dit Frédéric Says, l'affaire est donc en cours, ce qui dispense, pour en parler, de toute autorisation préalable.