France 2, et le blessé de trop

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 53 commentaires

Une femme parle. Son compagnon vient de perdre un oeil, à la manifestation de l'Acte 53 des Gilets jaunes. Elle dit :  "Je ne comprends pas comment en se levant le matin, pour aller montrer notre mécontentement pacifiquement, on perd un oeil parce qu'on espère juste vivre mieux. C'est pas juste". Et je ne sais pourquoi, en regardant ce reportage du compte Twitter 20H France 2 je pense : "c'est le blessé de trop". C'est l'estropié de trop. Peut-être parce qu'on voit en direct la grenade lacrymogène lui massacrer l'oeil, place d'Italie, à Paris. Peut-être parce que Manuel Coisne est intérimaire dans l'automobile dans le Valenciennois, et que sa compagne, Séverine, travaille dans une maison de retraite. Peut-être parce que j'ai lu qu'ils ont quatre enfants chacun. Et parce que j'imagine les feuilles de paie, le frigo, les rangées de paires de baskets à remplacer. 

Peut-être aussi parce que j'ai en mémoire ce terrifiant "nous ne sommes pas du même camp" du préfet-seigneur de guerre Lallement, celui qui commande en dernier ressort aux lanceurs de grenades. Peut-être parce qu'en entendant cette femme en appeler à la justice, sans majuscule, je ne peux qu'être de son côté, de son camp, pour parler comme Lallement. Tous les estropiés sont des estropiés de trop. Mais Manuel Coisne est l'image incontestable de la terreur d'Etat qui s'abat sur des Français ordinaires.

Par curiosité, je vais voir le sujet du 20 Heures de France 2, tel que diffusé à la télé, et non sur les réseaux sociaux. Il ne reste que quelques secondes du témoignage de Séverine. Il est noyé dans un reportage classique, retraçant le contexte du jet de grenade. Et truffé d'imperceptibles mensonges. "Certains manifestants refusent de quitter la place" dit par exemple le commentaire, alors que tous les témoignages (dont celui de notre chroniqueuse Mathilde Larrère) concordent : ce jour-là, la police interdisait de quitter la place, transformée en nasse.


Dans le sujet de France 2, version télé, une syndicaliste policière, Lynda Kebbab, explique que Manuel Coisne et sa compagne se trouvaient peut-être derrière un groupe de casseurs, lesquels étaient visés par le jet de grenade. "Est-ce que dans la précipitation le tir n'a pas été assez en cloche ?" s'interroge Kebbab. C'est possible. Ce détail est utile. Il aide à comprendre. Je ne nie pas la nécessité de comprendre. Mais pourquoi avoir coupé le témoignage de Séverine ? Parce que le 20 Heures est trop court ? Mais ce jour-là, avait-on besoin d'un reportage hautement comique, sur Airbus qui "envisage de faire voler ses avions en escadrille, comme les oiseaux migrateurs" ? Je ne plaisante pas. Ils ont vraiment diffusé ça. Toujours est-il qu'en regardant le sujet version télé de France 2, je n'ai plus du tout la même intuition, que Manuel Coisne est victime de la terreur d'Etat.

Le sujet du 20 Heures de France 2 se conclut par cette information :  la préfecture a saisi l'IGPN sur la perte de l'oeil de Manuel Coisne.  France 2 ne nous donne pas le bilan de l'IGPN. France 2 ne rappelle pas les hauts faits de l'IGPN dans le dossier Steve, dans le dossier Zineb Redouane, dans le dossier de Mantes-la-Jolie. France 2 se contente de donner des chiffres. "Depuis le début du mouvement, ses enquêteurs ont étudié 313 cas de violences policières présumées sur toute la France. Les deux tiers ont été transmises à la Justice. A Paris depuis le début du mouvement, deux policiers ont été renvoyés en correctionnelle pour violences volontaires".  France 2 évite comme la peste l'adverbe qui changerait tout. France 2 ne dit pas "seulement" deux renvois en correctionnelle. Pas un adverbe, pas un qualificatif. La télévision d'Etat ne veut pas donner l'impression de choisir son camp. Mais ne pas le choisir, n'est-ce pas le choisir ?

Mise à jour, 11 décembre: substitution du nom de Manuel Timili par celui de Coisne, après révélation de son véritable nom.


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