Fillon : les subtilités d'un "coup de tonnerre"

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 93 commentaires

Mobilisation générale dans l'ex-camp Fillon, indignation du Figaro, émissions spéciales "coup de tonnerre" sur les chaînes d'info : la Justice aurait été manipulée dans l'affaire des emplois fictifs de la famille Fillon. La Justice et la presse ont volé la victoire de l'ex-candidat de la droite. Il faut rejouer la présidentielle !

A l'origine, une audition, le 10 juin, de l'ancienne procureure du parquet financier, Eliane Houlette, par une commission d'enquête parlementaire. Présidée par le député insoumis Ugo Bernalicis, et siégeant jusque là dans une certaine discrétion (c'est fini !) cette commission s'intitule "commission sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire". Attention, ça va être subtil.

L'intitulé de la commission fleure bon la défense de cette indépendance judiciaire, même si certaines questions du président Bernalicis sont surprenantes, par exemple quand il demande à une journaliste, Marine Babonneau, de révéler ses sources (réponse :"On ne vous dira rien"). Ou justement, dans l'audition Houlette, quand Bernalicis demande benoitement : "Pensez-vous qu'il faille une période de suspension de l'action judiciaire pendant la campagne officielle ?", car "on pourrait imaginer que la presse veut, dans le bon sens, instrumentaliser l'action judiciaire". Curieuses manières de lever "les obstacles à l'indépendance".  

L'audition Houlette, donc. Pour l'anecdote (j'adore les anecdotes), j'y ai appris que les magistrats du parquet financier ignoraient qu'on pouvait se procurer Le Canard Enchaîné le mardi à 18 heures, en se rendant au siège du journal. Ils sont donc moins bien informés que la plupart des journalistes d'investigation de Paris (lesquels le reçoivent d'ailleurs par porteur). Il faut espérer qu'ils sont mieux informés sur le reste. Pour l'anecdote encore, il y a dans cette audition un curieux silence d'une longue minute (entre 1'04" et 1'05") alors qu'une question-clé vient d'être posée à Houlette,  silence pendant lequel la caméra reste en plan fixe sur le questionneur. Une explication serait bienvenue. Fin des anecdotes, début des subtilités.

Dans son récit de l'affaire Fillon, Houlette défouraille surtout sur sa supérieure hiérarchique, la procureure générale Catherine Champrenault (même si le nom n'est jamais prononcé). Principal reproche : les incessantes demandes de pièces, ou d'envois de rapports sur les actes de la veille, exigés "avant 11 heures". Un harcèlement que Houlette analyse comme une incessante pression, et qui culmine lors d'une convocation de Houlette par Champrenault (Le Figaro la date du 15 février 2017). Là, Champrenault tente de convaincre Houlette d'ouvrir une information (confiée à un juge indépendant) contre les Fillon. Houlette refuse : elle s'en tient à la procédure de l'enquête préliminaire menée par le parquet (c'est à dire, elle-même). Expliquant que c'est sa politique habituelle, Houlette le justifie par l'argument de la rapidité : elle ne saisit les juges d'instruction qu'exceptionnellement, quand elle ne peut pas faire autrement. Elle ouvrira l'information quelques jours plus tard.

Vous voyez bien ! exultent aujourd'hui les fillonistes. Elle a été convoquée ! C'est bien la preuve que cette enquête était manipulée par le pouvoir ! On a tué Fillon. Quand on les regarde de près, les positions des uns et des autres, dans cette affaire, sont pourtant marquées par quelques savoureuses incohérences. Explications. Instruction indépendante et enquête préliminaire présentent toutes deux de lourds inconvénients. L'enquête préliminaire est certes théoriquement plus rapide, mais aussi plus expéditive, et contrôlée par le procureur, dont la carrière est dans la main du pouvoir. L'instruction est théoriquement indépendante, mais peut être considérablement ralentie par une grêle de demandes des avocats, surtout s'ils sont - comme toujours dans les délits financiers - confortablement payés pour le faire. Ainsi, dans ces affaires, en arrive-t-on à juger des octo ou nonagénaires.

Sur le papier, par exemple, les fillonistes devraient se réjouir de la demande de Champrenault à Houlette, d'ouvrir une information indépendante. Ainsi, l'instruction Fillon aurait pu échapper à tout soupçon de manipulation par Hollande, et son ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas. Pour des raisons d'opportunité politique, ils l'analysent au contraire comme une insupportable pression. Et tout va ainsi. Et tout ira toujours ainsi, tant que les procureurs seront nommés par le pouvoir.

Aussi longtemps que la Justice sera ainsi asservie en France, dès qu'il sera question de justice et de politique, le soupçon sera partout. Exemples. Ça n'a évidemment rien à voir, mais la procureure générale Champrenault, ainsi mise en difficulté par la commission LFI, est la même qui avait dénoncé le "coup de force" de Mélenchon lors de la perquisition -"La République, c'est moi !"- du siège de LFI (perquisition elle-même très soupçonnable, comme je l'avais relevé à l'époque). Ça n'a évidemment rien à voir, mais lors de la nomination de Champrenault en 2015, Le Figaro notait perfidement que cette nomination avait été actée lors d'un voyage de François Hollande en Guadeloupe, auquel participaient Christiane Taubira et Ségolène Royal (Champrenault avait jadis été membre d'un cabinet ministériel de Royal). Mais rien n'a à voir avec rien, les hauts magistrats étant indépendants, les instructions individuelles du ministère désormais interdites, et les commissions d'enquête parlementaires mues par le seul souci de perfectionner le fonctionnement démocratique. Quand je vous disais que ce serait subtil ! 


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