Écrans plats : aux sources

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Investigations - Le matinaute - 85 commentaires

Et revoici le marronnier de la rentrée : mais que font donc les pauvres de leur allocation de rentrée scolaire ? Ne pourrait-on pas encadrer un peu tout ça, et remplacer par des "bons d'achat" vertueusement fléchés vers les cahiers à grands carreaux les euros tentateurs qui ruissellent sur les comptes en rouge ?  Après avoir semblé lui-même tenté par la suggestion, le ministre de l'Éducation Jean-Michel Blanquer a été vivement secoué par Rémy Buisine, de Brut, sur le thème "mais d'où tenez-vous donc cette info sur le boom des écrans plats en septembre ?" Peu habitué à être relancé sur la langue de bois qu'il déverse devant des journalistes qui n'ont pas mis les pieds dans une école depuis vingt ans, Blanquer a bafouillé des "on sait bien que", des "c'est une évidence", bafouillements qui ont réjoui mon Twitter de la nuit.


À noter que Rémy Buisine rebondissait lui-même sur une intervention, quelques jours plus tôt, du ministre sur France 3, dans laquelle le journaliste Francis Letellier (après cinq relances, déjà, d'un Blanquer bafouillant que la suggestion était "intéressante" et qu'il allait "regarder ça") parvenait à faire prononcer à son invité la phrase fatale : "On sait bien, si on regarde les choses en face, que parfois il y a des achats d'écrans plats plus importants au mois de septembre".

Plusieurs choses sont passionnantes dans la séquence. Si Blanquer peine à répondre à Buisine, c'est que non, en réalité, on n'en sait rien, comme l'ont aussitôt établi plusieurs fact-checkings de presse. Seule source à cette increvable rumeur des pauvres se précipitant sur les écrans plats de septembre : une étude de 1994, démentie par toutes les études suivantes sur le même sujet, selon laquelle 4% des familles admettaient en effet dépenser leur allocation de rentrée à d'autres achats que des fournitures scolaires. À Blanquer qui objecte que "c'est du déclaratif", autrement dit que les arnaqueurs aux allocs ne vont pas avouer qu'ils arnaquent, les fact-checkeurs les plus pointus ont riposté en interrogeant aussi les vendeurs de téléviseurs, lesquels ne constatent aucun boom en septembre, mais bien deux mois plus tard, à l'occasion du "black friday".

Face à Buisine comme à Letellier, la gêne de Blanquer est palpable.  Délectable gêne du bourgeois se débattant avec l'inavouable préjugé, imprégné jusqu'au plus profond de son être, que les pauvres , pour dépenser le "pognon de dingue" que leur distribuent généreusement les CAF, ne savent que se ruer vers les promos de Nutella et autres écrans plats. Ce préjugé a été remarquablement documenté par le sociologue Denis Colombi (voir notre émission avec lui). Risible épouvantail aussi des "écrans plats", éternel symbole de luxe et de luxure, alors qu'ils représentent la quasi-totalité du marché actuel des téléviseurs, comme le remarque Nassira El Moaddem

Mais l'impact de l'interview de Buisine rappelle surtout que la plus efficace parade aux infamies proférées impunément sur tous les écrans (plats ou non) n'est pas la contradiction frontale à la Hanouna, éructation contre éructation. C'est la question des sources, l'éternelle question des sources. La seule fois à ma connaissance, dans les dix dernières années, où Eric Zemmour a été mis en difficulté sur un plateau de télévision, c'est en réponse à une simple et basique question : "Mais d'où tenez- vous ça, Eric Zemmour ?" Rien de moins glorieux que ce basique rappel au réel ? Oui. Mais on n'a pas autre chose en magasin.


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