McDo, Zara : "On s'indigne davantage sur les pauvres"

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Mais qu'ont-ils donc dans la tête, ces voyageurs qui s'agglutinent dans les RER et les TER sans respecter les marquages au sol, se regroupent à Paris sur les bords du Canal Saint-Martin, parfois en consommant de l'alcool, ou qui se précipitent dès les premières heures du déconfinement dans les magasins de prêt-à-porter ? Les pauvres et leurs comportements sont-ils aberrants ? Intitulé provocateur de notre émission, avec deux invités : Denis Colombi, sociologue et auteur de "Où va l'argent des pauvres" (Payot) ; et Laura Varlet, cheminote à la SNCF, syndiquée Sud Rail et militante au NPA.

Un déconfinement "à deux vitesses"

Première journée de déconfinement ce 11 mai. Tonalité générale : tout s'est bien passé du point de vue des transports. A une fausse note près : la ligne 13 était bondée. Preuve par l'image d'un "déconfinement à deux vitesses", géographiquement et socialement, commente Laura Varlet. Les passagers de la ligne 13, rappelle-t-elle, n'ont pas la possibilité de télétravailler et "n'ont probablement pas vécu le confinement", obligés d'aller travailler. Elle dénonce qu'il n'y ait dans les transports "aucune planification cohérente par rapport aux flux de voyageurs", "surexposant au virus" cette partie de la population. Denis Colombi note aussi qu'on voit dans les images de métros bondés "des personnes qui essaient au maximum de respecter les règles qui leur ont été données"

Aujourd'hui, les images montrent des masques portés par tous dans les transports, mais Varlet rappelle que pendant le confinement, des agents de nettoyage dans les gares n'avaient aucun masque. Un reportage de Quotidien montre un livreur UberEats qui prend les transports pour aller travailler. "La question qui se pose ce n'est pas pourquoi ce travailleur prend le métro mais pourquoi quelqu'un est placé dans une situation où il ne peut pas se permettre de refuser ce travail-là malgré les risques ?"

Interroge la production plutôt que blâmer les consommateurs

Une image qui a suscité l'indignation au sortir du confinement : les longues files d'attente devant les magasins de prêt-à-porter Zara. Une logique de jugement moral qui rappelle à Colombi son travail dans son livre Où va l'argent des pauvres (Payot, 2019). "Plutôt que de mettre la faute sur les consommateurs, peut-être faudrait-il se poser la question du côté de l'organisation du travail [...] et de la production. Après tout si les magasins ouvrent, et dans des conditions telles qu'il peut y avoir la queue, c'est peut-être ça qu'il faut interroger"

La réaction de jugement face à ces images n'est pas surprenante pour Colombi. "Il y a eu tellement d'attentes, de discours, de tribunes sur le monde d'après [...] et les premières images montrent qu'un certain nombre de personnes veulent continuer comme avant". Pour le sociologue, il ne suffit pas de blâmer les consommateurs. Il pointe notamment des messages politiques contradictoires : "il faut retourner au travail", "il faut que l'économie reparte" d'un côté ; de l'autre "il faut que vous restiez chez vous, que vous ne preniez pas de risque"Varlet dénonce également les discours politiques "schizophréniques". Pour elle, ces discours politiques influencent les réactions des gens, qui sont plus prompts à condamner des comportements jugés irresponsables.  "On a le droit d'aller travailler, de risquer nos vies pour remplir les poches de nos patrons, mais par contre on n'a pas le droit de se détendre avec nos amis", regrette-t-elle.

Ce même lundi 11 mai, des groupes se sont réunis sur le Canal Saint-Martin à Paris, sans masques ni distanciation physique, avant d'être évacués par les forces de l'ordre. Consternation et horreur sur les réseaux sociaux et dans les médias. Pour Colombi, ces gens décrits comme "inconscients ne le sont pas forcément". Ils peuvent simplement estimer que "le jeu en vaut la chandelle". "On leur dit c'est de votre responsabilité individuelle à vous seul de vous protéger. Les personnes réagissent en individus : eux prennent des risques et les assument". Une réaction "égoïste" mais "rationnelle" face aux discours politiques qui pointent la responsabilité morale individuelle.

"Indignations de droite" vs. "indignations de gauche"

Pendant le confinement, McDonalds décide de rouvrir ses Drive. "On juge fortement le fait d'aller chez McDonalds, beaucoup moins les demandes au début du confinement à garder les librairies ouvertes", note Colombi. Rien de surprenant pour le sociologue : "On s'indigne contre la consommation au McDo parce que c'est une consommation plutôt rattachée dans les représentations aux classes populaires". Il sépare ces indignations en "indignations de droite" et "indignations de gauche" : soit les consommateurs sont "immoraux, stupides, qui ne savent pas gérer leur argent, se contrôler, se retenir" ; soit ils sont "manipulés par le capitalisme mondial"

Tout cela rappelle les commentaires méprisants, en 2018, sur les "émeutes Nutella". Un "luxe accessible" pour les classes populaires "qui permet de se conformer à la norme" rappelle Colombi. "C'est plus facile de juger le consommateur que de s'intéresser aux conditions de production", note-t-il également en réponse aux moqueries de l'humoriste Guillaume Meurice face aux acheteurs du nouvel iPhone. 

Au début du confinement, de nombreux Parisiens, partis se confiner dans leurs maisons secondaires, ont aussi été la cible d'une certaine réprobation médiatique. Avec, selon Colombi, une différence : "Eux, on ne va pas se dire qu'ils ne méritent pas la richesse, ou leur résidence secondaire. On va le voir simplement comme un problème personnel qui ne justifie ni ne remet en cause les inégalités économiques"

De la mobilité vantée à la mobilité redoutée

On termine l'émission par la chronique de Laélia Véron, autour du mots "mobilité". Au départ, le terme "mobilité" évoquait l'instabilité, alors qu'il a pris ces dernières décennies dans un monde mondialisé une connotation positive. Or aujourd'hui, avec le virus, la mobilité retrouver une connotation péjorative.  La consommation était également présentée depuis des décennies comme une forme de liberté. Or aujourd'hui, la consommation est mise sous contrainte.

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