Comment je ne suis pas devenu journaliste politique : merci Giscard !
Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 107 commentaires
Chacun devant payer sa dette, c'est à Giscard que je dois de ne pas être devenu journaliste politique. En 1986, pendant la première cohabitation, Le Monde
envoie le jeune reporter que je suis couvrir les couloirs de l'Assemblée. Discours de Chirac, premier ministre. Pour réagir -"j'ai trois mots à vous dire..."
-, le député du Puy-de-Dôme Giscard convoque dans la salle des Quatre colonnes la journaliste de l'AFP, et lui dicte une réaction, millimétriquement positive. "...un pas important dans la bonne direction..."
. La consœur prend fiévreusement sous la dictée, puis : "Vous pouvez me relire, Mademoiselle ?"
La journaliste, relisant : "... un pas important dans la bonne direction..."
Et l'Ex, troublé : "je n'avais pas plutôt dit, un grand pas ?...
"
Racontant l'échange dans mon reportage (il est ici, en version intégrale), j'ai fait éclater de rire tout le service politique du Monde
, et me suis barré définitivement la route du journalisme politique. Dès le lendemain, dans la même salle des Quatre colonnes, une consœur bienveillante me désigne du doigt à l'attachée de presse de l'Ex : "C'est lui"
. Chuchotements, regards en coin. Quand se forme un cercle autour d'un député qui balance du "off"
, la présidente de l'Association des journalistes parlementaires avertit charitablement : "Attention,
Le Monde nous écoute !"
Fin de la séance-confidence. Je découvre qu'un certain art du journalisme politique consiste à ne pas raconter tout ce que l'on voit ou sait. Il y a des choses qu'il est malséant de raconter. Chacun les connaît, sans que personne ne les ait précisément codifiées, ni enseignées dans les écoles de journalisme. Inapte à l'exercice, je suis donc rapidement renvoyé aux faits divers et aux reportages, où la règle est exactement contraire.
Et parmi ces choses qu'on ne raconte pas, le comportement des confrères et consœurs. Les blagues, les humiliations, la servilité, les représailles, les bouderies, le tutoiement, les promesses, les manigances, les manipulations, les coups de billard à trois bandes, ou les lourdes dragues conquérantes. On ne le raconte pas, mais on en remplit des carnets, pour en faire des livres, après prescription de quelques années. De ces livres, on construit ensuite de belles carrières dans les médias -le nombre d'intervieweurs présidentiels, qu'on a retrouvés ensuite directeurs de rédactions !- ces mêmes médias qui n'en reviennent pas de se retrouver aujourd'hui décrédibilisés. 1986 : Internet n'est encore qu'un rêve dans quelques garages américains, et Mark Zuckerberg a deux ans.
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