Se boucher le nez, mais pas les oreilles

Daniel Schneidermann - - La vie du site - 97 commentaires

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Encore un mot (un dernier ?) sur les affaires des trois dernières semaines, l'heure approchant visiblement de passer à autre chose.

Fallait-il l'écrire, ce fameux nom de Jack Lang, après les allégations de Ferry, pour rappeler que Lang avait déjà été en butte à des rumeurs (jamais prouvées) de pédophilie, et qu'il s'en était expliqué, au tournant des années 2007, dans un article de L'Express, et dans un livre ? On en débat partout. Dans les forums, bien entendu. Sur le plateau de l'émission de cette semaine, furieusement. Et même à l'intérieur de notre équipe, évidemment (comme cela apparait incidemment dans l'émission de la semaine).

Les arguments sont connus. Contre la publication, on avance l'idée que traiter d'une rumeur, même pour en démonter le caractère non-fondé, revient toujours à propager cette rumeur. Cet argument est exact. En faveur de la publication, on avance l'idée qu'une rumeur, comme tout phénomène social, est un champ légitime de traitement journalistique, et que les avantages (l'expertise du phénomène) l'emportent sur les inconvénients (sa propagation).

Nous avons choisi d'écrire le nom de Lang. De la même manière que depuis le 15 mai, nous avons choisi de traiter sans tabou de l'affaire DSK et de l'onde de choc qu'elle suscite dans les médias français, donnant des noms, citant des textes, et appelant un chat un chat.

Ce choix n'allait pas de soi. L'équipe était partagée. Nous aurions pu faire le choix inverse, comme la plupart des médias traditionnels, qui se sont bien gardés, vendredi, de publier ce nom. Apparemment d'ailleurs, nous avons été les premiers à le faire, transgression dont je n'avais pas mesuré l'ampleur, tant la chose me semblait aller de soi. Je l'ai mesurée, cette ampleur, en recevant mercredi une demi-douzaine d'invitations radio et télé, que j'ai toutes déclinées (à l'exception de la TSR), ne tenant pas pour un exploit journalistique particulier d'avoir cliqué sur un lien donné par le compte twitter de Guy Birenbaum (puisque ça se réduit à ça).

Disposant ici du temps nécessaire, et sachant que vous pouvez vous reporter aux liens, je peux tenter d'expliquer. Si je devais dire, au fond, pourquoi "citer le nom de Lang" m'est apparu comme un choix évident, je crois que la raison en est très simple: je pense que nous sommes malades, nous journalistes, et moi le premier, d'avoir trop tû. Et le meilleur exemple (sur lequel nous revenons longuement dans l'émission) est l'affaire Mazarine. Aujourd'hui encore, je ne parviens pas à comprendre pourquoi en 1988, informé de l'existence de la deuxième famille de François Mitterrand, je ne l'ai pas écrit, sans qu'il ait été besoin d'aucune consigne de la direction du Monde, mon journal d'alors.

Je ne craignais rien. Si j'avais estimé l'information digne d'être publiée, j'étais prêt à ferrailler contre la rédaction en chef pour faire valoir mon point de vue, comme on pouvait alors le faire au Monde. Je n'étais pas freiné non plus par des considérations morales. Je n'avais aucune opinion particulière sur l'existence de cette deuxième famille, encore que si j'avais vraiment dû m'en chercher une, oui, elle aurait été plutôt sympathique.

Disons que rien n'est venu, dans mon esprit, remettre en question le consensus général, qui consistait à ne pas traiter le sujet. Pourtant, incontestablement, quand je l'ai apprise, j'ai jugé l'information intéressante. Alors ? Alors je me suis dit simplement, banalement, stupidement, que si "les autres", mes confrères, ne publiaient pas l'information, je n'avais pas de raison particulière de le faire non plus. Le cerveau humain est une drôle de machine.

Ces jours-là me reviennent en mémoire, quand j'hésite aujourd'hui.

Echaudé par l'expérience, je pense que pour un journaliste, dire ce qu'il sait, tout ce qu'il sait, rien que ce qu'il sait, (et estime intéressant), doit être la règle. Le taire doit être l'exception, et nécessite de très bonnes raisons. Beaucoup de secrets sont non seulement néfastes, mais inutiles.

Pour être tout à fait complet, parmi mes raisons de ne pas écrire sur Mazarine, il y en avait une autre: si je l'avais fait, j'aurais "fait le jeu du Front National". C'était (déjà) le grand argument de l'époque, notamment à la rédaction du Monde. Evoquer des scandales financiers ou de "vie privée" (on ne parlait même pas de scandales sexuels) revenait à "faire le jeu du tous pourris". Confusément, je savais que les seuls qui s'étaient risqués à effleurer le sujet, étaient l'hebdomadaire d'extrême-droite Minute, et le louche et vibrionnant Jean-Edern Hallier, à propos duquel courait l'idée réprobatrice qu'il tentait de faire chanter Mitterrand en le menaçant de révéler l'existence de sa fille pour en obtenir de l'argent ou des postes. L'identité même de ces agents du scandale était dissuasive. On n'avait pas envie de lire ces articles-là, d'emboiter le pas à ces gens-là.

Ce débat-là est aussi revenu ces jours-ci, quand nous avons fait un lien vers le site d'extrême-droite f.desouche. Que n'avons nous fait !Mini branle-bas dans les forums. "Ce n'est pas du meilleur goût !" "Reprenez-vous!" Avec notre lien, nous allions apporter du trafic à un site qui pue. Quelle idée !

Vaste débat, là encore, et qui rejoint le premier.

Nous suivons le site d'extrême-droite depuis longtemps (2008), et revendiquons d'ailleurs la paternité de l'appellation de "fachosphère", reprise partout depuis. Nous y avons consacré un dossier.

Oui, c'est un site qui pue, où se déploie en permanence le classique racisme sournois des Gaulois persécutés, toujours implicite bien entendu. De plus, il est anonyme (nous ne sommes jamais parvenus à entrer en contact avec eux), et donc potentiellement manipulatoire. C'est un site, enfin, qui ne produit aucune information en propre. Mais c'est un agrégateur efficace, appuyé sur une communauté mobilisée. Grâce à cette mobilisation, on y voit, on y entend, des vidéos et des informations, qu'on ne voit pas ailleurs. Il est donc une source d'alertes importante. Attention, bouchez-vous le nez: je l'ai inclus dans mon netvibes, et j'y passe régulièrement.

En l'occurrence, c'était pour dénoncer un reportage inepte de RMC, reprenant des ragots de troisième main sur le comportement supposé de DSK dans les avions, reportage reproduit par f.desouche. Il me semble que le texte de notre vite-dit est sans équivoque.

Citer f.desouche, c'est donc lui apporter du trafic, de la même manière que citer une rumeur contribue à la propager ? Oui. Mais là encore, les avantages, à mes yeux, l'emportent sur les inconvénients.

Et puis, je vais vous donner un scoop: Marine Le Pen existe. Son idéologie existe. Son potentiel électoral existe. Son programme économique existe, même si c'est un gag (mais un gag, pour lequel quelque 20% de nos concitoyens se prépareraient à voter). Aucune démonstration n'ayant été faite, selon laquelle tel ou tel traitement de telle ou telle information ferait "grimper", ou le contraire, le vote Le Pen, le plus sain est d'exclure cette idée de nos critères de choix, quand nous devons faire des choix. Pourrions-nous aller jusqu'à inviter Marine Le Pen sur le plateau ? Bien sûr, à condition évidemment qu'elle y soit confrontée à une contradiction à sa mesure. Et d'ailleurs, un deuxième scoop: nous l'avons même approchée, pour parler de protectionnisme, face à...Emmanuel Todd. Mais elle a refusé. Pas folle, la guêpe ! Permettez--vous de voir dans ce refus le signe que l'idée n'est pas totalement idiote.

En un mot, comme en cent, il doit être possible de se boucher le nez, sans se boucher les oreilles. C'est dit. Et maintenant que c'est dit, je vous confirme que je souhaite, autant que pas mal d'entre vous, passer à autre chose.

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