Etonnons Mitterrand : ma contribution...

Daniel Schneidermann - - La vie du site - 134 commentaires

... à découvrir la martingale de l'offre légale sur Internet

Télécharger la video

Télécharger la version audio

Figurez-vous que j'ai reçu une lettre de Frédéric Mitterrand.

Avec sa signature, et tout. Enfin, plus précisément, j'ai reçu au courrier une lettre de MM. Jacques Toubon (ancien ministre de la Culture), Patrick Zelnik (patron de Naïve, label de Carlabruni), et Guillaume Cerutti (président de Sotheby's France). Laquelle lettre des trois, est accompagnée d'une lettre de Mitterrand, leur confiant mission de plein de choses, et notamment de m'envoyer leur lettre, à eux (vous suivez ?)


Cette gentille correspondance était datée du 18 septembre, et me sommait de répondre d'ici le 1 er octobre (date en gras) à neuf questions. Une rapide lecture des neuf questions m'a vite permis de comprendre que l'on me demandait, en dix jours, de contribuer à trouver la martingale de l'offre culturelle légale sur Internet.

Dix jours. Il fallait faire vite. En même temps, je comprends. Albanel avait toujours expliqué que cette offre légale, renouvelée, alléchante, moins chère, et tout et tout, était la carotte du dispositif dont la Hadopi était le bâton. La carotte, pour des raisons mystérieuses, ayant pris du retard sur le bâton, le sprint s'impose à Mitterrand, et aux trois co-signataires.

Dix jours, donc, pour aider les trois missionnés à étonner Mitterrand.

Si je résume les neuf questions : comment faire payer les internautes, pour consommer des biens immatériels, alors qu'ils peuvent jouir des mêmes biens sans les payer ?

A quelques heures de l'échéance, dzim boum tagada, voici ma réponse :

Chers MM. Toubon, Zelnik et Cerutti, voici ce que m'évoquent vos neuf questions, qui se ramènent à une : à quelles conditions l'internaute est-il prêt à payer pour consommer des biens immatériels dont il peut disposer gratuitement ?

Si vous voulez bien, je m'en tiendrai au domaine de l'information, que je connais le moins mal.

Un premier scénario est envisageable : celui de l'organisation brutale, massive et spectaculaire d'une pénurie. On pourrait l'appeler "scénario Murdoch".

Rupert Murdoch, comme vous le savez, vient de décider de décider de passer en mode payant tous les sites de ses (nombreux) journaux. Imaginons que l'immense majorité des éditeurs de presse suivent son exemple, et le même jour, à la même heure, basculent leurs sites en modèle payant. Du jour au lendemain, d'une minute l'autre, terminée l'info gratuite.

Un tel effet de masse, de souffle, de raréfaction instantanée, pourrait bien fracasser la fameuse "barrière psychologique", et conduire à des abonnements de masse.

Mais ce n'est même pas certain. Parce qu'alors qu'ils ne pourraient plus avoir accès au même bien sans payer, certains internautes continueraient d'avoir l'impression de pouvoir. Prenons le lecteur de journaux papier gratuits : sait-il que l'information qu'il consomme chaque matin est sans commune mesure avec ce que lui propose un journal payant ? Le sait-il ? Non. L'ersatz qui lui est distribué gratuitement par Bolloré ou ses homologues fait illusion.

Donc, même en cas d'érection d'une muraille, plus ou moins poreuse, protégeant le bien immatériel, puisqu'il est vraisemblable que les internautes continueront à pouvoir jouir (musique) ou avoir l'impression de jouir (information) des mêmes biens sans les payer, comment les amener à les payer tout de même ?

En baissant les prix ? Evidemment. La part du prix qui ne va pas "dans la poche de l'artiste" est une véritable obsession, pour l'internaute-client. Il faudra faire de sérieux efforts sur les marges, et surtout pratiquer une transparence absolue sur l'affectation des recettes. Quand il cliquera pour payer un euro, l'internaute devra avoir sous les yeux le joli camembert coloré qui lui indiquera exactement où va cet euro.

Mais cela ne réglera pas tout. A mes yeux, l'essentiel est ailleurs.

MM. Toubon, Zelnik, etc,si vous voulez amener l'internaute à payer un bien immatériel, il faudra aussi (surtout) enrichir le bien culturel en question d'un ingrédient magique.

Oui, magique.

Mais lequel ?

En musique, personnellement, je ne sais pas. Mais depuis quelques jours, nous nous intéressons à la question, et avons ouvert un dossier, se proposant d'explorer une voie originale : celle du don, qu'il soit totalement désintéressé, ou s'apparente à un investissement, sur lequel l'internaute attendrait un retour. Ce dossier est ici.

En information, puisque vous élargissez votre réflexion à la presse, mes idées sont un peu plus précises. Depuis bientôt deux ans, je commence à avoir une petite idée de ce qu'achètent nos abonnés, ici, quand ils s'abonnent.

L'internaute-client a plusieurs exigences.

Commençons par le prix. Comme tous les clients, l'internaute ne souhaite pas payer trop cher. Bien. Mais surtout, je vous le disais, il veut savoir où va l'argent.Nous avons donc publié nos comptes.

Mais ce n'est pas, à mes yeux, l'essentiel.

D'abord, il faut que l'équivalent gratuit n'existe pas. Pour ce qui nous concerne, la démonstration est faite : le travail que nous faisons ici, les médias installés n'en ont pas voulu. Certes, de nombreux sites proposent des articles, des vidéos, ayant traité à la critique des médias. Mais aucun site professionnel, rédigé par des journalistes, et ayant les médias pour objet central, n'est totalement indépendant de tous les médias, et de la publicité.

Ensuite, l'internaute-client souhaite donner son argent à un visage, ou des visages. Des visages familiers.

Et il souhaite avoir un rapport personnel, avec les bénéficiaires de son financement.

Personnel et exclusif. Je m'entends. L'internaute-client admet parfaitement de partager ce rapport exclusif avec des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, d'autres internautes. Mais à condition qu'ils soient tous sur un pied d'égalité, c'est à dire : tous internautes. A condition que les artistes qu'il va payer n'aillent pas aussi cachetonner chez Denisot, ni chez Durand, ni nulle part. S'il les voit chez Denisot, dans les grosses machines à promo, a fortiori chez Drucker, c'est à dire à portée de tout le monde, même de ceux qui ne paient rien, il s'en sent dépossédé. Et le paiement de ces artistes, qui appartiennent à "l'autre monde", cesse instantanément d'être son problème individuel.

Attention, l'internaute-client n'est pas (majoritairement) un tyran. Il ne souhaite pas nous (artistes comme journalistes) tenir la main, nous dicter notre production. Il nous reconnait le droit de produire ce que nous souhaitons produire, de suivre notre inspiration sur le choix des sujets traités dans les articles et les émissions. Parfois, il n'adhère pas. Mais ce n'est pas grave. Il nous pardonne de ne pas adhérer. Mais il ne nous pardonnerait pas toute concession que nous ferions pour passer chez Denisot.

Ce que je viens d'esquisser, cela s'appelle un rapport de confiance. Et c'est peut-être bien cela, l'ingrédient magique dont je vous parlais.

Et comment créer ce rapport de confiance avec l'internaute-client ? En le traitant comme un partenaire, c'est à dire en lui faisant confiance les premiers. Par exemple, en lui donnant le choix entre plusieurs tarifs, et en lui expliquant les conditions dans lesquelles il peut payer un tarif, plutôt qu'un autre. Ou encore, en n'installant de verrous que symboliques. Ici-même, lors de la création de ce site, par exemple, nous avons eu le choix entre deux systèmes de verrouillage. Un verrou très efficace, mais contraignant pour les abonnés (en gros, rendant impossible de se connecter sur plusieurs ordinateurs avec le même identifiant). Et un autre système, moins efficace, mais moins contraignant pour l'abonné (on peut se connecter, avec le même identifiant, sur autant d'ordinateurs qu'on le souhaite. Du coup, le resquilleur potentiel peut refiler son identifiant à autant de copains qu'il le souhaite, mais peut aussi facilement se connecter lui-même sur plusieurs ordinateurs, au travail, à la maison, en voyage, etc). Nous avons choisi le second système. Sans doute autorise-t-il une resquille, dont nous sommes incapables d'évaluer l'ampleur. Mais nous préférons vivre dans cet écosystème-là. En cherchant bien, je pourrais vous donner d'autres exemples techniques.

MM. Zelnik, Toubon et Cerutti, il y a un premier pas dans la voie de la création de ce rapport de confiance : permettre aux internautes de suivre vos travaux. En direct. Sans filtre. Tant qu'ils se dérouleront dans le secret d'un cabinet ministériel, vos travaux, je suis au regret de vous le dire, seront frappés, aux yeux de l'internaute moyen, d'une sorte de vice de fabrication.

Aussi, je viendrai volontiers discuter avec vous, si toutefois vous m'y invitez, sous réserve que cette entrevue soit filmée, et diffusée en direct sur le site que vous ne manquerez pas de créer à l'occasion.

Bien à vous.

Lire sur arretsurimages.net.