Je n'irai pas à Vénissieux

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 238 commentaires

Daniel Schneidermann revient sur le retrait de Taha Bouhafs

Poursuivant son reportage sur le "3è tour", Daniel Schneidermann voulait suivre la campagne de Taha Bouhafs à Vénissieux. Ce reportage n'aura pas lieu, puisque Bouhafs a dû renoncer à sa candidature suite à des accusations de violences sexuelles. Daniel a donc enquêté auprès de LFI. Pourquoi le parti des Insoumis est-il accusé de mauvaise gestion de "l'affaire Taha Bouhafs" ?

Donc, je n'irai pas à Vénissieux. Pour tout vous dire, j'avais programmé plusieurs jours dans cette ville du Rhône, pour mon escapade sur les routes du "troisième tour". Affiche de rêve : Taha Bouhafs, jeune journaliste et militant des mouvements sociaux et contre les violences policières, bien connu sur ce site, contre la maire communiste Michèle Picard refusant de se retirer en faveur du candidat parachuté (elle laisse finalement la place au nouveau candidat investi par la Nupes), avec en embuscade, sous les étiquettes du RN et de Reconquête, deux syndicalistes policiers d'extrême droite hanouna-compatibles. La belle affiche. Sauf à vivre sur Mars, on connaît la suite. Je n'irai pas à Vénissieux, et Clémentine Autain s'est embourbée dimanche soir sur le plateau de BFMTV.

Comment LFI peut-elle se retrouver accusée d'avoir protégé le jeune homme, alors qu'elle a "débranché" Taha Bouhafs en quelques jours à la suite d'accusations de violences sexuelles, à la différence d'autres partis politiques dans des circonstances analogues ? D'abord, classiquement, parce que rien n'est jamais, ni ne sera jamais pardonné par les chaînes d'info au mouvement des Insoumis, ni à un jeune Arabe grimpé trop vite au firmament d'une notoriété connectée. Et aussi, disons-le, parce que le mouvement insoumis s'est pris les pieds dans le tapis en tentant de concilier l'inconciliable. Pas seulement la figure acrobatique du lâchage-soutien d'un candidat racisé accusé de violences sexuelles ; surtout pour avoir semblé vouloir cacher ces accusations, et laver son linge sale en interne.

Immunité parlementaire

Tentons de résumer. Plusieurs personnalités insoumises, ou proches des Insoumis (Clémentine Autain, Sandrine Rousseau et Caroline de Haas), se trouvent saisies, début mai, des témoignages de plusieurs femmes accusant Taha Bouhafs de violences sexuelles. Ces femmes redoutent qu'une fois élu, Bouhafs bénéficie de l'immunité parlementaire. Proches de LFI, elles ne veulent pas apparaître, mais ne souhaitent même pas que les faits soient rendus publics, pour ne pas nuire au mouvement. 

En vertu d'une jeune procédure, encore en phase de test, Taha Bouhafs est donc reçu par les députées – et candidates –  insoumises Clémentine Autain et Mathilde Panot. Lesquelles, selon mes informations, ne lui détaillent pas l'identité des concernées, ni la nature des faits reprochés, et donc ne recueillent pas sa propre version, et lui laissent le choix entre deux solutions : soit annoncer lui-même son retrait, au motif des attaques racistes et politiques qu'il n'a cessé de subir depuis l'annonce de sa candidature. Soit rédiger elles-mêmes un communiqué plus explicite, mentionnant les plaintes pour agressions sexuelles, modèle Thomas Guénolé, accusé de harcèlement sexuel en 2019 dans les mêmes conditions.

C'est la première solution qui est choisie, et Taha Bouhafs publie dans la nuit de lundi à mardi un communiqué qui n'évoque pas la vraie raison de son retrait. Dans la foulée, le matin, Clémentine Autain se fend du fameux tweet dénonçant "les attaques venues de l'extrême-droite" qui lui vaut toute la séquence de BFMTV, sur le thème "vous saviez tout, alors pourquoi n'avez-vous rien dit ?" Tweet, il est vrai, incompréhensible. Comment Autain, responsable politique aguerrie, familière des réseaux sociaux et des milieux féministes, pouvait-elle imaginer que la vérité ne "sortirait" pas, et très vite ? 

De fait, c'est ce qu'elle imagine le mardi matin, quand je l'appelle (j'ai moi-même été prévenu la veille par mon petit doigt des vraies raisons du débranchage du candidat). Comment pourrait-elle être accusée de quoi que ce soit, s'indigne-t-elle, alors qu'elle a elle-même "dessoudé" Bouhafs ? Elle s'imagine sincèrement qu'elle va avoir la maîtrise des révélations, le temps de convaincre les victimes présumées de porter plainte, ou de parler publiquement.  Elle ne va pas l'imaginer longtemps. Dans la matinée, elle reçoit un appel de Lenaïg Bredoux, de Mediapart, elle-même avertie par son propre petit doigt, qui révèle le soir, dans une enquête cosignée avec Mathieu Dejean et Pauline Graulle , les raisons du retrait – "je n'ai aucun doute sur le fait que cette information était d'intérêt public" dit aujourd'hui Bredoux.

Tornade interne chez LFI

Depuis, une tornade s'abat sans discontinuer sur la mouvance insoumise. Et pas seulement une tornade médiatique. En interne aussi, chez les sympathisants, s'opposent les impératifs de l'antiracisme et de la défense de la parole des femmes, et de leur choix de la rendre publique ou non, et les exigences de la transparence. Une tornade ressentie comme d'autant plus injuste que LREM, pour sa part, n'a aucunement hésité à investir des candidats condamnés pour violences conjugales, comme Jérôme Peyrat (Dordogne).

Plus largement, ils sont plusieurs à estimer aujourd'hui que LFI a fait grimper trop vite, sans encadrement, un jeune homme de 25 ans, à qui cette ascension est montée à la tête. "C'est un problème de starifier des visages politiques, estime sur le site de Regards la militante féministe Fatima Benomar. On se retrouve cocufiés le jour où ils tombent. Et quand l'agresseur sexuel représente une icône, et se sent une canne à pêche vers un certain électorat, il ressent un sentiment d'impunité, et il se dit on ne pourra pas se passer de moi". Un pote de Taha : "J'en ai vu, des rappeurs, des rockeurs, vriller comme lui parce que des filles les attendent à la sortie des concerts. Je lui disais «Bosse. Ça ne se passe pas sur Twitter»"Un autre ex-proche :"Je pense que Taha c'est fini. Il ne reviendra jamais"Une autre ex-camarade : "Il a pris la grosse tête. Et quand tu prends la grosse tête à 25 ans, tu la prends vraiment. Je n'allais plus en soirée avec lui." Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ? "On ne pouvait pas, c'était indicible".  Et moi, je n'irai pas à Vénissieux.


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