Elon Musk et DOGE : le coup d'État informatique (1/2)
Thibault Prévost - - Numérique & datas - Clic gauche - 74 commentairesLe broligarque-en-chef est passé en "God Mode"
En quelques semaines, Elon Musk et son équipe de mercenaires, réunis sous la bannière DOGE, ont pris le contrôle des infrastructures stratégiques du gouvernement fédéral. La méthode ? Mettre des ex-stagiaires de X et de l'empire Musk à la tête, non pas des ministères régaliens, mais de ceux, plus stratégiques, donnant accès à tout le système informatique du pays. Un nouveau type de coup d'État à l'ère de la technocratie, où le pouvoir se mesure en serveurs, en bases de données et en logiciels.
11 février 2025. Elon Musk, en tee-shirt, manteau et casquette noire siglée MAGA, est debout dans le bureau ovale, le saint des saints de la Maison Blanche. Face à des journalistes de la presse internationale un peu anxieux de la tournure prise par les événements depuis l'intronisation de Trump, il tente d'expliquer les actes de son opaque "Département de l'efficacité gouvernementale" (DOGE). Pas de panique, assure le multimilliardaire sud-africain non-élu dans son habituel marmonnement arythmique, tout ça est parfaitement démocratique. À sa droite, l'un des quatorze enfants de l'écurie Musk, son fils X-AE-A-Xii, dont la tête dépasse à peine du bureau présidentiel, semble en pleine conversation avec... Donald Trump, qui passera la majeure partie de la conférence de presse statufié, le regard dans le vide, comme désactivé.
Un mois plus tard, cette image persiste dans ma rétine : le ploutocrate aux 400 milliards de dollars devant la presse, en tenue faussement décontractée, assume fonctionnellement le rôle du président des États-Unis pendant que l'avatar présidentiel, tout en costume-cravate et air solennel, s'oublie quelques minutes pour faire mumuse avec un enfant - un enfant surnommé "X", si vous voulez rajouter une couche de symbolisme. Le moment politique ahurissant s'écrit tout entier dans ce tableau fugace. Ploutocratie, gérontocratie, diversion.
Cela fait maintenant six semaines qu'un projet de gouvernance politique inédit se déploie aux États-Unis d'Amérique. À ce stade, vous savez à peu près de quoi il s'agit, mais vous vous sentez probablement un peu paumé·es entre les faits, les rumeurs et la pure bullshit. C'est normal, c'est fait pour ça :flood the zone with shit, théorisait Steve Bannon. Résultat : suivre l'actualité du DOGE (ne faites pas ça, c'est mauvais pour la santé) donne souvent l'impression d'incarner le meme du conspi aux yeux fous qui trace des lignes rouges entre des photos épinglées sur un tableau de liège en débitant des phrases incohérentes. Pourtant, la situation est encore pire que ce que vous imaginez.
Un pays entre les mains de stagiaires surexcités
À l'heure d'écrire ces lignes, les équipes d'Elon Musk, agissant sous l'autorité du DOGE (ça se prononce "doje", au passage), ont pris le contrôle de plusieurs bastions de l'appareil d'État - et pas forcément ceux auxquels on penserait en premier. Il y a d'abord eu, en guise de porte d'entrée, le United States Digital Services, renommé US DOGE Services dès le 24 janvier. Musk se décrit, depuis, comme une sorte de responsable du service informatique, chargé de mettre à jour le "logiciel" du gouvernement (le 26 février, il se pointait encore en réunion avec un tee-shirt floqué "TECH SUPPORT"). Puis l'invasion commence. En deux semaines, l'Office of Personnel Management (OPM, la DRH du gouvernement fédéral), le département du Trésor (le service compta), la General Services Administration (GSA, qui gère, en gros, le matériel des différentes administrations) passent sous pavillon DOGE.
Une méthode se dessine. De jeunes hommes (car ce sont systématiquement des hommes) portant tee-shirt et blazer, âgés de 19 à 24 ans et forts d'un stage ou deux dans les entreprises de la galaxie Musk (SpaceX, Tesla, Neuralink, Starlink, X) et, pour l'un, d'un pseudo de "BigBalls", déboulent dans le train-train d'administrations habituellement épargnées par les remous du bipartisme et imperméable à la destruction schumpéterienne. (Au sein du DOGE, près de la moitié des 30 employés travaille ou a travaillé dans l'un des entreprises du milliardaire, a révélé The Washington Post). Anonymes et pressés, brandissant des badges DOGE et refusant de donner leur nom ou leur fonction, "BigBalls" et les petites mains de la broligarchie, identifiées par Wired début février, exigent l'accès immédiat aux logiciels et bases de données critiques de ladite administration - dit autrement, à obtenir des privilèges de super-utilisateur, la capacité non seulement d'accéder au code source des logiciels et au contenu des bases de données, mais de les modifier. Si les responsables refusent, comme l'ex secrétaire du Trésor David Lebryck, ils sont rapidement remplacés. En quelques jours, révèle le Washington Post, cette nouvelle entité, opaque et difficile à tracer, s'infiltre dans près de 15 agences fédérales.
La stratégie du choc fonctionne. Une fois les accès aux informations stratégiques sécurisés et, dans certains cas, les bases de données copiées, des fidèles, suffisamment vieux pour avoir droit d'acheter de l'alcool, sont placés à la tête des services : Thomas Schedd, ingénieur chez Tesla pendant 8 ans, prend la tête du Technology Transformation Service. Nicole Hollander et son mari Steve Davis, deux lieutenants de Musk à l'époque du rachat de Twitter, jouent les premiers rôles au sein de la General Services Administration. Amanda Scales, jusqu'ici employée chez xAI, conseille l'Office of Personnel Management.
La clique de stagiaires surexcités est quant à elle envoyée sur tous les fronts, quitte à multiplier les casquettes. Et les erreurs. Et ce n'est pas un bug, écrit Wired, c'est un ethos. Edward "BigBalls" Coristine, 19 ans et un stage de trois mois chez Neuralink en guise de CV, le plus zélé de ceux que les fonctionnaires appellent désormais les "Muskrats", est désormais installé au Département d'État, au Département de la Sécurité intérieure, à l'OPM, à l'USAID (depuis démantelée) et à l'agence de cyberdéfense gouvernementale. Marko Elez, un ingénieur de 25 ans passé par SpaceX, xAI et X, devient pendant quelques semaines l'administrateur du logiciel de paiement du gouvernement des États-Unis, qui a distribué près de 6000 milliards de dollars en allocations,remboursements de santé et impôtsen
2023. (Dans un résumé parfait de l'hybridation entre technocratie et fascisme, Elez démissionnera début février après la révélation de messages racistes postés sur X, notamment l'un où il se proclame "raciste avant que ce soit cool". Réintégré par Musk lui-même, il travaille aujourd'hui... à l'administration de la Sécurité sociale.)
Code is law
OPM, GSA, TTS, Trésor : au premier abord, ces institutions passent pour des prises de guerre sans conséquence pour le bon fonctionnement de l'État fédéral et de ses glorieux ministères régaliens - Justice, Défense, Intérieur, Finance, Affaires étrangères. Mais le paradigme techno-politique a changé : sous le régime néolibéral et technocrate du XXIe siècle, résume Hubert Guillaud dans son excellente newsletter Dans les algorithmes, "l'accès aux systèmes est devenu la clef du pouvoir". Un pouvoir matérialisé dans des serveurs, des bases de données et des logiciels d'analyse, d'audit et de calcul. Dit encore plus succinctement, la plomberie s'est politisée.
Le contrôle du service informatique, le carrefour par lequel transitent toutes les données, équivaut au contrôle du pays
"L'infrastructure technique est l'infrastructure sociale et politique", écrit Hubert Guillaud, etl'État contemporain se comporte désormais comme un système d'exploitation. Le contrôle du service informatique, le carrefour par lequel transitent toutes les données, équivaut au contrôle du pays. En technocratie, un général cinq étoiles ne vaut pas un sysadmin. Et ça, Musk l'a compris - ou plutôt, on le lui a soufflé. Pourquoi se plier à la lenteur de la délibération démocratique quand la mise à jour d'un code source, seul devant un écran d'ordinateur, provoque instantanément la démolition recherchée ? Code. Is. Law.
Alors, pendant qu'à la barre, la gérontocratie Républicaine pratique le simulacre de la vieille démocratie de cour, Musk, dans la salle des machines, modifie la structure même de l'État de manière incrémentale, une update à la fois.
Via l'OPM, le milliardaire envoie un premier email le 28 janvier, dans lequel il encourage (illégalement) 2 millions de fonctionnaires à démissionner et à se trouver un travail dans le secteur privé. Un second, envoyé le 25 février, leur demande d'évaluer leur utilité en vue d'un licenciement. La prise de contrôle du GSA permet à Musk et ses équipes de bros téléguidés de tenter de liquider la moitié des bâtiments loués par l'administration fédérale - y compris celui où se trouve le superordinateur de modélisation climatique de l'agence météorologique nationale (NOAA).
DOGE dispose désormais d'un accès à distance à tous les ordinateurs des fonctionnaires, à tous les outils de surveillance des employés, mais aussi à leurs cartes de crédit professionnelles via les systèmes SmartPay Travel et Purchase. Résultat : la paranoïa règne dans les services, et le plafond de dépense de milliers de fonctionnaires est désormais limité à... 1 dollar. Paralysie générale. Enfin, et c'est probablement le plus grave, DOGE a eu un accès complet, pendant plusieurs semaines, au logiciel de paiement du gouvernement des États-Unis, avant de s'en voir interdire l'accès par un juge fédéral. Un temps largement suffisant pour en dupliquer les bases de données, en modifier le code et s'octroyer des privilèges d'accès inédits.
Et tout ça pour quel objectif ? Le même mot d'ordre, la même obsession, hurlée sans interruption depuis plus de quinze ans par tous les gouvernements néolibéraux : simplifier, économiser, optimiser, fluidifier, mais surtout réduire, abolir et détruire tout ce qui ressemble à du service public. Ministère du Logement, administration fiscale, parcs nationaux, ministère de l’Énergie, Sécurité sociale, ministère de l'Éducation, ministère du Travail : semaine après semaine, Musk tronçonne en sociopathe, totalement aveugle aux conséquences de sa folie destructrice. Et le pire, nous dit le Washington Post, n'a même pas encore commencé.
Selon des documents internes à DOGE obtenus par le journal mi-février, Musk et ses mercenaires ont prévu de purger l'administration fédérale de tous les fonctionnaires travaillant de près où de loin à la protection des droits civils (ce qui comprend, vous vous en doutez, l'intégralité des initiatives de Diversité, égalité et inclusion), méthodiquement et sans relâche, dans les six prochains mois. Les traces même du régime d'avant sont en train de disparaître : près de 8000 sites web du gouvernement ont déjà disparu des Internets, dans ce que Paul B.Preciado appelle pour Libération, avec son extralucidité habituelle, un "épistémicide" - une entreprise d'annihilation des récits alternatifs et d'effacement des identités subalternes, qui fait tristement écho au manuel génocidaire des empires coloniaux. Sous couvert d'efficacité, DOGE vise en réalité la dénaturation, le pourrissement et, en fin de compte, l'éradication pure et simple de la fonction publique de nos mémoires et pratiques collectives.
"La plus grande appropriation de données publiques par un particulier dans l'histoire d’un État moderne"
Ne nous voilons pas la face : le gouvernement des États-Unis est désormais entre les mains d'un suprémaciste dont le plus gros succès industriel, largement financé par l'État, a consisté à faire exploser des fusées jusqu'à ce qu'elles arrêtent d'exploser. Comme l'ont remarqué de nombreux·ses observateur·ices, comme the Wired, la stratégie de DOGE est directement calquée sur celle mise en place par Musk après son rachat de Twitter en 2022. Une stratégie qui, rappelons-le, a été simultanément une aubaine pour la fortune et l'influence personnelles d'Elon Musk et un désastre total pour le réseau social, qui avait perdu 80% de sa valeur boursière en décembre 2024, devenu boîte à partouze numérique pour incels et néonazis.
On retrouve donc les mêmes personnes aux commandes du projet DOGE. La même performativité productiviste, qui voit Musk installer des lits Ikea dans les bureaux officieux du DOGE pour mieux dormir au bureau et accentuer encore la pression sur les fonctionnaires. Le même fondamentalisme austéritaire, qui consiste à annuler tous les budgets publics avant de réallouer l'argent petit à petit ("zero-based budgeting"). La méthode a été testée en 2022 sur Twitter et depuis scalé par le tronçonneur originel Javier Milei à l'échelle de l'Argentine (avec un succès fou : 55% de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté). Et pour les rescapé·es des licenciements massifs, c'est la promesse de semaines de 80 heures et d'un harcèlement constant par un homme de 53 ans unanimement considéré comme l'être humain le plus gênant des Internets (attention, la lecture de ce papier vous fera probablement courir des frissons de gêne sur les avant-bras.) Ça n'a rien de nouveau, mais Musk et ses lieutenants, notamment Thomas Shedd à la tête de la General Services Agency, voient le gouvernement étasunien comme une startup. Si ça vous rappelle quelqu'un et une certaine "startup nation", en l'an de grâce 2017, ce n'est pas un hasard : la métaphore de l'État comme plateforme de services est un vieux kink de la Silicon Valley et des néolibéraux, convaincus depuis 2010 qu'Uber est l'avenir du corps social.
Mais si l'on analyse la situation par le prisme de la cybersécurité, l'entité DOGE/Musk envisage le gouvernement comme un système informatique. Il se comporte comme un assaillant, doté d'un arsenal de failles zero-day et de programmes malveillants. Son objectif est non seulement de pénétrer le système pour récupérer un maximum de données mais d'en prendre progressivement le contrôle et, in fine, de le remodeler selon ses désirs. Un hackerdans le mainframe de l'État. Dans Tech Policy Press, les sociologues Nick Couldry et Ulises Meijas, adoptant pour leur part une grille de lecture décoloniale, alertent sur "la plus grande appropriation de données publiques par un particulier dans l'histoire d’un État moderne" et l'installation d'un data colonialisme au cœur même de l'impérialisme numérique. Finalement, se demande malicieusement Wired, le petit groupe d'individus opaques aux connexions privées qui noyaute l'appareil d'État jusqu'aux plus hautes fonctions exécutives pour accroître son influence au détriment de l'intérêt général, ne serait-il pas la définition même de "l'État profond", cet éternel Shoggoth de la mythologie réactionnaire?
God Mode et fascism-as-a-software
Peu importe la grille de lecture choisie, l'accès illimité au backoffice de l'État par l'homme le plus riche du monde, soutenu par un président qui partage ses sympathies pour le régime poutinien, est un cauchemar en terme de sécurité nationale (certains analystes décrivent même DOGE comme une "menace interne"). En jargon de cybersécurité, Musk/DOGE incarne le scénario-catastrophe de"l'employé de maison malveillant"("evil housekeeper") : dès lors qu'une personne a physiquement accès à votre ordinateur, toute résistance est inutile. Dans la sphère vidéoludique, cette position surplombante sur un système est également appelée "God Mode" – le mode panoptique, l'oeil du contremaître et du maton. De l'idéologie californienne du software-as-a-service, on bascule désormais dans un fascism-as-a-software, un projet politique totalisant encodé dans la structure informatique de l'État infecté. Censure automatisée. Restrictions d'accès aux médias en ligne, dont Wired. Surveillance constante. Harcèlement électronique des fonctionnaires. Doxxing. Effacement des identités. Jour après jour, l'interface informatique de l'État devient l'extension du milliardaire, le reflet technique de la sauvagerie managériale qui alimente son empire industriel. Politique et technique sont définitivement synonymes.
FASCISME, v2
"OPA hostile". "Prise de pouvoir". "Piratage". "Désassemblage rapide et imprévu". "Coup d'État bureaucratique". "Data coup". "Coup d'IA." "Cambriolage national". "Extraordinaire démonstration de pouvoir d'un individu privé"... Métaphores et paraphrases gravitent autour de ce phénomène politique, frôlant les trois mots interdits sans jamais oser les toucher : Coup d'État techno-fasciste. Comme l'écrit la journaliste d'investigation Carole Cadwalladr, "CECI EST UN COUP D'ÉTAT" devrait être placardé sur toutes les Unes des quotidiens nationaux, tous les jours. Mais rien.
Le fascisme contemporain a dépassé le simple concours de cosplay du IIIe Reich, et le coup d'État s'est adapté aux réalités structurelles de la gouvernance infrastructurelle, numérisée, interfacée et algorithmée
De la même manière que la presse refusait, hier encore, d'identifier Musk comme un leader fasciste, ou "simplement" d'extrême-droite, y compris quand il claque un double salut nazi en mondovision, elle refuse aujourd'hui de voir dans l'entreprise de DOGE un coup d'État, préférant continuer à croire que le rite électoral garantit l'exercice démocratique du pouvoir (toute comparaison avec une situation politique hexagonale serait purement fortuite). Elle refuse de voir que les autocrates ont évolué, qu'ils ne surgissent pas du formol des années 30 ou 70 en costume de cuir, brassard au biceps, avec un régiment de soldats ou de chemises noires en armes prêts à marcher sur Rome ou à investir le Palacio de la Moneda. La voilà bien emmerdée par les événements, à tenter de faire rentrer le
carré du fascisme quotidien de Trump et Musk dans le rond
du pouvoir-légitime-car-démocratiquement-élu. Et la revoilà dans son rôle le moins glorieux, parfaitement raconté en 2018 (un autre monde, alors) par Daniel Schneidermann dans son Berlin, 1933,stérilisant les couloirs de l'Histoire après le passage de la marée brune à grandes pulvérisations d'euphémismes. Ne dites pas génocide, ne dites pas fascisme, ne dites pas déportations, ne dites pas coup d'État.
La réalité est pourtant sous leurs yeux. Le fascisme contemporain a dépassé le simple concours de cosplay du IIIe Reich, et le coup d'État s'est adapté aux réalités structurelles de la gouvernance infrastructurelle, numérisée, interfacée et algorithmée. Il a pris acte que les palais législatifs d'hier sont aujourd'hui des musées, des coquilles brillantes et vides où s'entretient le simulacre de la démocratie représentative – y compris le Congrès des État-Unis, où les hordes QAnonisées du 6 janvier 2021 n'avaient rien d'autre à faire que prendre bêtement des selfies une fois le bâtiment profané. Il sait qu'on peut désormais saisir le pouvoir sans armes mais avec autant de haine et de violence, six Zoomers sous Ritaline en guise de Gardes Rouges, et des mots de passe administrateur pour tout arsenal. Ou, dans le lexique fascistoïde d'Elon Musk himself : "il suffit de quelques Spartiates pour remporter des batailles".
Vers des smart cities futuristes sans taxation
En réalité, le plus difficile à accepter n'est pas tant la certitude du coup d'État en cours mais la certitude que ce coup d'État, loin d'incarner une rupture paradigmatique, révèle au contraire la phase terminale du cancer politico-économique qui gouverne nos existences mondialisées au XXie siècle. Le président Donald Trump, résume magnifiquement Romaric Godin pour Mediapart, est le rejeton du capitalisme financier post-2008. Un capitalisme sans croissance ni idées, réfugié dans un modèle de rente prédatrice perfectionné par les entreprises de la tech, leurs jardins emmurés et leurs produits et services chaque jour un peu plus merdiques. La créature musko-trumpienne ne se comprend que comme l'allégorie du couple néolibéralisme - capitalisme de rente, structurellement antidémocratique, brutal, fascisant. Redisons-le quand même : ce qui se passe est cauchemardesque mais n'a rien de surprenant.
Le moment que nous vivons est une accélération (dixit l'historien Quinn Slobodian), une culmination, une conjonction des dynamiques de concentration et d'accumulation de capital qui régissent une Silicon Valley réduite au cannibalisme économique. DOGE est le dernier symptôme de la sous-traitance du champ institutionnel aux multinationales de la tech, phénomène parfaitement identifié en 2024 par Marietje Schaake dans le prophétique The Tech Coup. L'étape qui suit le capitalisme de surveillance théorisé par Shoshana Zuboff, lui même héritier des sociétés de contrôle imaginées par Gilles Deleuze... en 1987.
Musk, comme les autres milliardaires démiurges, vise la disparition du régime démocratique, configuration transitoire du capital jugée depuis longtemps "incompatible avec la liberté [d'accumuler]" par son sinistre collègue Peter Thiel. Sa team de broligarques (comme Jeff Bezos et Mark Zuckerberg, en totale confiance), nourrie par des pseudo-philosophies de table de chevet, a totalement lâché la rampe et se considère aujourd'hui sans rire comme une race supérieure descendante des pharaons, dotée d'un droit naturel à dominer. Il rêve de villes-États privées, sans impôts ni démocratie, nées dans les cerveaux malades des Curtis Yarvin, Peter Thiel ou Balaji Srinivasan.
Le cerbère musko-trumpien, théorise encore le chercheur néozélandais Olivier Jutel, préfigure une sorte d'impérialisme financier décentralisé qui "envisage les notions de liberté et de souveraineté à travers l'archipelisation des États-nations en "gov-corps"", sortes de smart cities futuristes à la taxation inexistante, et réduit l'exercice de la citoyenneté à la fuite dans l'utopie anarcho-capitaliste de son choix. Leur horizon, c'est la fragmentation du monde. Et si ça vous paraît nébuleux ou alarmiste, allez lire ce que nous apprend Wired le 7 mars : une coalition d'architectes de ces villes privées, réuni sous le lobby Freedom Cities Coalition, discute depuis plusieurs semaines avec l'administration Trump de la création de zones économiques spéciales au sein même des États-Unis. Un rêve sécessionniste déjà évoqué par le candidat Trump, qui promettait la création de 10 "freedom cities" en mars 2023. Et aujourd'hui? À en croire Wired, l'ethos sécessionniste fait fureur à Washington, et tous les barons voleurs de la Silicon Valley en sont -Musk, Thiel, Andreesseen, et jusqu'à Sam Altman, tous courant après les mêmes rêves de fuite et d'immortalité. Leur nouveau monde s'écrit déjà, sous nos yeux, dans le démantèlement des États-Unis d'Amérique.