Rima Hassan coupée en direct : BFMTV en flagrant déni
Élodie Safaris - - Silences & censures - Calmos ! - 84 commentairesLes séquences de “clash” en direct sont relativement rares sur les chaînes d’info mais elles sont toujours révélatrices. Cette semaine une interview de Rima Hassan depuis le Parlement européen a tourné court, alors qu’elle critiquait la ligne éditoriale de la chaîne, et l'accusait d'être pro-israélienne. Une séquence qui révèle l’égo médiatique, ses réflexes de défense corporatiste et son incapacité à se remettre en question.
Ce mardi 8 octobre, l'euro-députée Rima Hassan apparaissait à l'antenne de BFMTV, en duplex du Parlement européen, keffieh posé sur ses épaules. Elle devait réagir aux sifflets essuyés par Michel Barnier lors d'un discours devant le Crif pour un hommage aux victimes du 7-Octobre. "Vous comprenez les sifflets contre le président de la République, ou vous les condamnez ?"
. Alain Marshall et Olivier Truchot, le célèbre duo des Grandes Gueules, qui officie également tous les jours sur la chaîne d'info, semblait bien confiant avec cette question (trop) fermée et pas vraiment préparé à la "petite parenthèse"
que s'apprêtait à leur imposer l'insoumise.
Rima Hassan : "Je veux simplement dénoncer le fait que vous avez été félicité par Olivier Rafowicz, porte-parole de l'armée israélienne, une armée génocidaire, pour votre ligne éditoriale",
attaquait-elle, pleine de sang froid, "c'est très important pour moi de dénoncer ça à l'occasion de cette interview car ça dit beaucoup de la ligne éditoriale qui est la vôtre sur ce sujet"
avant d'ajouter "vous aurez tôt ou tard des comptes à rendre en tant que média"
. Panique à bord. Alors qu'ils l'"invitent poliment à répondre à des questions"
, la députée européenne a l'outrecuidance de mettre "en doute la ligne éditoriale de BFMTV"
! Ses propos sont qualifiés d'"inacceptables"
, mais Rima Hassan ne se démonte pas et assène : "Les médias sont censés informer de façon neutre, vous avez une partie au conflit qui vous félicite... C'est comme si demain le Hamas vous félicitait, c'est très problématique, admettez-le"
. L'admettre ?! Hors de question. Il semble bien plus pratique de tirer sur le messager et de mettre fin à l'interview de façon prématurée.
Quelques minutes à peine après le direct, la séquence est mise en ligne par le compte de Marcel Aiphan, internaute très suivi sur X (153,9 mille abonnés). La vidéo fait 2,8 millions de vues malgré sa piètre qualité. La députée LFI Mathilde Panot lui emboîte le pas et en fera 1,7 million.
Reflexe corpo et défense malhonnête
Toujours sur X, la juriste franco-palestinienne s'indigne d'être "censurée dans la critique légitime"
qu'elle formule et la passe d'armes se poursuit par tweets interposés avec les deux animateurs. Illico presto, la direction de BFMTV se fend d'un communiqué publié sur le site de la chaîne dans lequel elle "tient à rappeler le travail rigoureux, impartial et équilibré de sa rédaction"
.
Sur X, les journalistes de la chaîne font front et répliquent avec la même ligne de défense : en publiant un extrait de l'interview du porte-parole de l'armée israélienne auquel Rima Hassan faisait référence. "Ce qu'a exactement dit Rafowicz sur
BFMTV
: « Votre chaîne fait du travail excellent par rapport à la présentation du conflit DES DEUX CÔTÉS. » Mais ce petit bout de fin de phrase, bien sûr, n'est pas dans la vidéo qui est relayée en boucle. Les faits. Juste les faits"
tweete Quentin Moreau, chef d'édition de l'émission BFM Story. "Accepter une interview d'une chaîne, faire exprès d'attaquer tout son taff dès le début en direct sur des bases archi-fausses, crier à la censure et se victimiser… On ne serait pas dans l'exacte définition de la manipulation là ?”
tweete la productrice de l’émission Les Grandes Gueules.
Quelques minutes après le communiqué de la chaîne, c'est la société des journalistes qui embraye en évoquant une "phrase de félicitations"
sortie de son contexte, et "instrumentalisée pour prendre à partie BFMTV et le travail de sa rédaction"
.
Truchot et Marshall consacrent une partie des Grandes Gueules à la séquence, et pointent une instrumentalisation malhonnête de la députée européenne. "Le problème c'est que Rima Hassan soutenue par la cohorte des Insoumis a tronqué la parole du porte-parole pour que ça aille dans son sens, et faire croire qu'il félicitait BFM pour sa ligne éditoriale, d
onc il y a mensonge, manipulation"
assure Truchot, droit dans ses bottes. "On va vous montrer le vrai extrait"
renchérit son acolyte.
"Votre chaîne fait du travail excellent par rapport à la présentation du conflit, des deux côtés"
. Voilà donc, comme évoqué plus haut, les mots exacts du porte-parole de l'armée israélienne. Le fait qu'il estime le traitement de BFM comme "équilibré, des deux côtés"
reste, malgré tout, un compliment de la part d'une armée qui bombarde une population depuis plus d'un an. Problématique, admettons-le.
Pourtant, la ligne de défense malhonnête de la chaîne d'info est reprise chez tous les commentateurs médiatiques. "Rima Hassan ment comme un arracheur de dents"
s'énerve sur X l'éditorialiste Françoise Degois, avant de recycler ces accusations sur Sud Radio : "On entre dans une zone dangereuse tout à fait putride, j'en ai ras le bol de l'esprit de la torsion intellectuelle de Rima Hassan c'est insupportable !".
Sur son site, Laurent Joffrin, ex-directeur de la rédaction de Libération, reprend la même rhétorique : "La critique de Rima Hassan contre BFM était biaisée. L'ennui, c'est qu'elle le cite partiellement. Non seulement Rafowicz parle d'un traitement équilibré «
des deux côtés
» de la part de BFM, mais il critique, quelques secondes plus tôt, un reportage de la chaîne sur le sort des civils de Gaza
".
C'est le deuxième argument fallacieux de la chaîne que reprennent sans ciller les toutologues. La critique que le colonel Rafowicz adresse, en effet, à Benjamin Duhamel dans la même interview, n'est pas la preuve que le traitement global de BFM est équilibré. Un reportage - aussi juste soit-il- ne saurait effacer ou compenser l'ensemble de la couverture du média. De même que dénoncer un double standard dans ce traitement, n'équivaut pas à dire que tous les sujets, reportages ou commentaires diffusés par le média sont pro-israéliens !
Égo et impunité médiatique
"On a été naïf.
On pensait sincèrement qu’elle était là pour répondre à des questions e
t elle a pris en otage l'antenne"
se plaint, à froid, Olivier Truchot dans les Grandes Gueules du lendemain, sans sembler se rendre compte de la maladresse lexicale. "Quand on n'est pas d'accord avec une ligne édito d'une chaine, on ne répond pas",
renchérit l'une de ses chroniqueuses.
Ah ? Sur TPMP, un intervenant abonde : "Elle prend en otage l'interview,
ce sont des méthodes dégueulasses !"
. Dans un groupe où tout le monde a le doigt sur la couture, ces déclarations n'ont rien d'étonnant. Sur C8, Europe 1, CNEWS, tous sont d'accord : "On ne vient pas sur un plateau pour cracher sur les gens qui te donnent la parole"
. La personne invitée doit déférence à ses hôtes et tant pis pour la liberté d'expression.
"Les journalistes n'ont pas à se justifier, à
rendre des comptes"
peut-on entendre sur CNEWS, "T
ous les journaux, interrogeant des personnalités, refusent de publier des propos négatifs à leur encontre quand ils sortent du cadre de l’entretien prévu, c'est un contrat implicite avec la personne interrogée
", estime également Joffrin. "
Rima Hassan doit-elle être sanctionnée ? Est-ce qu'on peut faire
ça sur une antenne ?"
interroge Cyril Hanouna sur Europe 1.
Ces accusations visant parfois à criminaliser le discours critique de Rima Hassan ne trompent personne. "C'est très problématique, ils ne me répondent pas sur le fond et essaient de se dédouaner
de toute responsabilité et de sauver leur image"
se désespère la franco-palestinienne auprès d'ASI, "mais les faits sont là. Cela fait des mois que je demande à ce que des images soient publiées sur Gaza aux journalistes de BFM qui me sollicitent".
Le narratif de la menace
Dans le récit médiatique de cette séquence, l'Insoumise est présentée à l'aide d'un champ lexical guerrier. Ce que retiennent la majorité des médias de droite ? Elle "menace"
. Pour Le Point, "e
lle a préféré attaquer la chaîne plutôt que de répondre aux questions de nos confrères"
. "
Rima Hassan
n’a pas perdu de temps. À peine les commémorations de l'attaque terroriste du 7-Octobre terminées, l'eurodéputée a repris sa croisade propalestinienne,
critiquant ceux qui essayent d’avoir une lecture nuancée du conflit au Proche-Orient"
écrit de son côté Le Figaro,là aussi avec un lexique discutable.
"Elle met des cibles dans le dos des journalistes de BFM. C'est elle qui devra rendre des comptes. La Justice doit passer. Soutien aux journalistes de
BFM
",
lance sur X Frédéric Haziza, qui ne manque JA-MAIS une occasion de s'en prendre à LFI. Sur TPMP, mêmes éléments de langage : "Elle met une cible sur le dos des amis des Grandes Gueules et de BFM"
s'insurge Cyril Hanouna. Oui les "amis". Dans la bollosphère, tout le monde est fan du travail de Truchot et Marshall.
Le danger, c'est Rima. "Elle utilise un vocable guerrier" ainsi que "de
vieilles méthodes staliniennes !
" (Europe 1) ; "Elle les a agressés en plein direct !" (Sud Radio), ; "C'est de la pure intimidation" (CNEWS). Sur BolloTV, l'outrance ne fait peur à personne. "C'est quoi la prochaine étape ? L'intimidation physique ?"
lance le journaliste politique Gauthier Le Bret, qui tiendra le même discours sur Europe 1. "Des menaces mafieuses, de groupe terroriste, de groupe islamiste, ça ressemble à ça"
arbitre l'un des plus fidèles bolloboy de la chaîne, Romain Desarbres.
Le climax de cette surenchère ridicule est sur Radio J, où Frank Tapiro déplore un "terrorisme médiatique qu'a inventé LFI, dont la poseuse de bombe est Rima Hassan"
. Mais l'analyse la plus lunaire est celle de Rachel Khan qui nous explique chez Praud que "
ça participe à l’importation du conflit p
arce que la protection des journalistes en temps de guerre, a
u niveau du droit international, c'est quelque chose de spécifique, et
attaquer des journalistes c'est un signal fort sur l'importation du conflit"
(ici à 01:09:11, je n'invente rien !).
L'anti-woke de service est suivie de près par Françoise Degois qui, elle, instrumentalise, toute honte bue, les attentats de Charlie : "L
es Insoumis font comme si le 7 janvier 2015, y’avait pas une rédaction entière qui avait été abattue".
"A
ccuser une chaine de télé d'être porte-parole d’un gouvernement génocidaire, est-ce
que vous imaginez ce que ça peut déclencher chez des gens ? C'
est irresponsable, honteux,
je suis en rage"
, assène-t-elle en reprenant la même réthorique que l'extrême droite par la voix de Jordan Bardella.
À quoi fait réellement référence l'euro-députée quand elle parle de "comptes à rendre en tant que media" ?
Le mieux étant de lui poser la question. Comme à son habitude, la juriste se réfère au droit et aux juridictions internationales : "
Les médias peuvent juridiquement être tenus responsables de leur parti pris dans un conflit si des crimes contre l’humanité sont en cours"
. Elle me renvoie vers un visuel de la campagne BDS (boycott, Désinvestissement, Sanctions contre le régime d'apartheid israélien) : "L'ancien haut fonctionnaire des Nations Unies, Craig Mokhiber, affirme que les médias occidentaux peuvent être tenus juridiquement responsables de leur rôle dans le génocide à Gaza"
.
Dans un billet publié sur le site alternatif et pro-palestinien Mondoweiss, il pointe "le rôle des médias occidentaux complices, qui diffusent sciemment la désinformation et la propagande israéliennes"
avant d'ajouter que "du point de vue du droit international des droits de l'homme, ces actions pourraient et devraient faire l'objet de sanctions"
en convoquant les "précédents historiques"
des "tribunaux de Nuremberg et du Rwanda"
. Précisons, au passage, que son billet est caricatural à plein d'égard, notamment dans sa condamnation sans nuance du traitement médiatique occidental du massacre à Gaza.
"quelle queen"
Sur les réseaux sociaux et chez les médias de gauche, l'analyse de la séquence télé est nettement moins dupe que sur les plateaux. "
Mal à l'aise avec sa ligne édito, BFMTV tente de censurer Rima Hassan"
titre L
'Humanité pour un extrait de son stream matinal dans lequel son journaliste martèle : "O
ui, les journalistes doivent rendre des comptes, c'est normal !"
avant de rappeler que les lignes éditoriales ne sont pas "sacrées".
Sur le plateau du Média, le journaliste Théophile Kouamouo utilise également le terme de "censure". "L
es journalistes ont tellement l'habitude de pouvoir tout dire sans que ça ait des conséquences"
regrette de son côté le duo de streamer Dany et Raz sur Twitch. Dans leur "react" de la séquence diffusée sur BFMTV, ils usent et abusent de superlatif pour applaudir la député européenne : "
elle est trop forte"
; "
elle est trop maligne"
; "
elle les a trop niqué"
, "
elle les a terminés"
. Les viewers
abondent "quelle queen"
; "elle est vraiment goatesque"
, "la goat de ouf"
; "Rima c'est une Reine"
. Pour rappel, "GOAT" est l'un des acronymes les plus utilisés sur les réseaux, signifiant "Greatest of All Time", ou "Le plus grand ou la plus grande de tous les temps" dans sa version française.
Sur Tiktok, des dizaines de vidéos célèbrent également la prestation de l'élue LFI: "
masterclass"
de "Rima la légende"
qui "détruit BFM"
.et les "met en PLS".
novembre 2023, malaise à BFM
Les tentatives de diabolisation du discours de Rima Hassan lors de cette séquence sont d'autant plus vains que les preuves et travaux qui attestent d'une couverture à double standard, ne manquent pas. L'omniprésence médiatique d'Olivier Rafowicz - dont vous parlait récemment ASI -, pose question, et ce d'autant qu'il est rarement contredit par ses intervieweurs. En novembre 2023, Blastrévélait par ailleurs que La Société des journalistes (SDJ) avait alerté la direction sur "un traitement qui fait la part belle à Israël et son armée
" et décrivait un "
malaise, insidieux et grandissant"
au sein de la rédaction. La SDJ aurait-elle changé d'avis ?
La veille du clash, le duo Truchot-Marschall s'était déjà illustré dans son interview du journaliste palestinien Rami Abou Jamous, à travers une série de questions, pour le moins partiales. "
Ce n'est pas la victime qu'interroge BFM. Ce n'est pas un des rares journalistes palestiniens miraculeusement survivant de l'hécatombe (plus de 160 journalistes tués depuis un an). C'est le complice potentiel, même passif, du massacre"
analysait Daniel Schneidermann sur son blog. Quelques jours plus tôt encore, la chaîne d'info suscitait l'indignation après avoir consacré un sujet à huit militaires israéliens tués dans les combats contre le Hezbollah au Liban. "
La vidéo commence par la présentation de 6 militaires israéliens tués au combat avec leurs nom leur âge et les photos (...) et se termine par 6 morts libanais sans leur nom sans leur âge et surtout sans leurs photos, un traitement vraiment très équilibré de l'information"
ironisait tristement un internaute, quand Rima Hassan commentait également le sujet vidéo.
L'AJAR (Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s) dénonce ce double standard depuis novembre 2023, tout comme ASI, Acrimed, Le Monde Diplomatique, et un certain nombre d'autres médias indépendants de gauche. "Un corps palestinien ou chiite ne vaut plus rien aux yeux des Israéliens en particulier, et des Occidentaux en général, comme le manifeste la démesure des chiffres que l'on peut aujourd’hui mettre en regard"
rappelait, il y a quelques semaines, un article de Mediapart. Mais ce n'est pas seulement la déshumanisation des victimes palestiniennes dont il est question ici . Le double standard porté par BFMTV (et par la majorité des médias audiovisuels français) est le fruit d'une dépolitisation, et d'une décontextualisation historique et politique de la situation en Palestine, tout comme d'une euphémisation permanente des massacres, et d'une reprise sans distance des éléments de langage de l’armée israélienne.
Il y a quelques jours, de nombreuses sociétés de journalistes (dont celle d'ASI) réclamaient de nouveau, dans une tribune, l'accès à Gaza, toujours empêché par les autorités israéliennes. Une information qui n'est visiblement pas parvenue aux oreilles d'Alain Marshall, qui expliquait sur RMC, que "c'
est très compliqué d'aller tourner à Gaza parce que tu as le Hamas qui est là et qui te suit aussi avec des mitraillettes"
. Déconnexion ? Malhonnêteté ? Méconnaissance du terrain ?
Plutôt que de lancer de nouvelles paniques morales et de camper le rôle de victime tout en surjouant la dangerosité fantasmée de Rima Hassan, Truchot et Marshall devraient faire l'effort de questionner leurs biais et leurs angles morts. Peut-être, devraient-il songer à questionner l'omniprésence sur leur chaîne du représentant d'une armée qui pilonne des civils et des enfants depuis plus d'un an et interroger les louanges que ce dernier adresse à leur chaîne, plutôt que de fustiger celle qui ose le leur faire remarquer ? "L
es vrais journalistes menacés à ce jour ce sont les journalistes qui sont à Gaza et que BFMTV participe à invisibiliser"
clame Rima Hassan auprès d'ASI. Peut-être faudrait-il, enfin, que les présentateurs se rappellent que s'ils veulent réellement défendre leur profession, ce sont peut-être les 123 à 170 journalistes palestiniens tués depuis un an qu'il faut dénoncer.