Festival BD de Dieppe : parler de censure pour ignorer le "male gaze"
Élodie Safaris - - Intox & infaux - Silences & censures - Coups de com' - Calmos ! - 50 commentairesPourquoi un petit festival de BD s'est retrouvé dans la presse nationale et comment la théorie de la "censure" un peu trop facile est le meilleur carburant des mécaniques d'emballement médiatique.
Les 22 et 23 juillet a lieu à Dieppe un festival de BD qui a bénéficié ces dernières semaines d'une exposition médiatique sans précédent. Non pas que nos chers confrères se soient subitement pris de passion pour les bulles (déso Daniel !), l'évènement a "simplement" fait l’objet d’une polémique. L'un de ces emballements qui suivent la mécanique médiatique de décontextualisation et de raccourcis déjà racontée ici avec l'histoire de "Pantine". L'un de ceux où le mot "censure" est brandi à tout va.
La mèche a été allumée par le webzine culturel Branchés Culture dont le partage de l'article (publié le 27 juin au matin et ici dans sa version initiale) sur Twitter a fait plus de 600 mille vues. On y retrouve les mots-clés les plus efficaces pour activer la machine à emballement.
La censure d’une affiche + par une ville + pour un dessin + de femme trop décolletée ? Jackpot !
L’artiste "censuré", c’est Thierry Terrasson, alias Jim, invité d’honneur de l'édition 2023 de ce "rendez-vous des amateurs de bulles ... et de bulots"
(sic - on aime), qu’organise chaque année depuis plus de vingt ans l'ANBD (Association normande de bande dessinée). Le dessin en question représente Marie, héroïne de sa BD Une nuit à Rome,
accoudée, en débardeur rouge et entourée de livres devant l'église Saint-Jacques de Dieppe. C'est cette affiche qui a été publiée le 20 juin sur la page Facebook de l'évènement avant d'être discrètement remplacée deux jours plus tard. Sur la nouvelle version, une pile de livres masque le décolleté de la jeune femme et les bretelles de son débardeur sont un peu plus épaisses. Une modification sûrement faite à la va-vite par le dessinateur qui a accepté de se plier aux demandes municipales en se contentant de dupliquer la pile de livres (qui apparaissait déjà en bas à droite de l'image, voir ci-dessous) et de retoucher les bretelles.
La Faute aux islamogauchistes
Twitter et Facebook se sont emballés sans attendre et sans mesure: "C'est plus que SCANDALEUX, c'est GRAVE et ça fait PEUR!!!" ; "Bande de fragiles ! C'est inadmissible ce puritanisme écoeurant"
,"La même façon de penser que les talibans. Bravo"
. Bigoterie, pudibonderie et tutti quanti ! On convoque tour à tour l'art ("Quand va-t-on rhabiller tous les grands nus classiques dans nos musées ou dans bien des espaces publics ?";
"Et L'origine du monde on en fait quoi ? Et Ève ?")
, les valeurs et l’identité française ("Est-on toujours en France ?"
, "Quelle tristesse de voir que la France perde autant son identité"
) mais aussi la liberté d’expression, Charlie Hebdo, les années 70, les mini jupes et les décolletés. L’éditorialiste Zohra Bitan tente même (en vain) de lancer le hashtag #JeKiffeMonDécolleté auquel elle accole le mot-clé #FeminismeDeCombat. Un combat courageux !
Certains appellent au "boycott". L'on y retrouve tous les marronniers de l’indignation et les deux activités favorites des réacs : taper sur la gauche ("les wokes") puisque la mairie est communiste, et sur l'islam et les musulmans. "C’est moi ou la gauche, c’est devenu n’importe quoi ? D’un côté la Mairie EELV de
#Lyon
finance un collectif pour ramper nus devant des enfants, de l’autre la Mairie communiste de
#Dieppe
cache le léger décolleté d’une femme sur l’affiche de leur festival de BD…",
lâche une internaute qui s'auto-désigne avec lucidité comme "droitarde".
"Si cela dérange certains esprits qu'ils partent ailleurs",
vitupère non sans relents racistes un autre membre du club des droitos. Nous y voilà. La raison secrète de cette demande de modification ? "
On a bien compris que la municipalité islamogauchiste de Dieppe ne veut pas choquer son électorat islamique",
révèle un internaute à qui on ne la fait pas. Dieppe, la clientéliste islamogauchiste ! "
L'année prochaine, voilée ?",
fait mine de s'interroger Brice Couturier qui ne perd jamais une occasion de participer aux indignations anti-wokes et autres paniques morales. Nombreux sont ceux qui, influencés par leurs biais racistes et l'ombre de la théorie du "grand remplacement", voient ainsi dans cette histoire le signe de "l'
islamisation de la France"
qui "s'accélère"
.
L'affaire suscite bien entendu de nombreuses réactions moins outrancières (et moins racistes). J'ai moi-même soupiré (et failli tweeter !) en voyant les deux visuels et en me contentant des quelques infos et mots clés visibles sur Twitter (affiche, censure, décolleté, lascive). Dans le monde de la BD, certains (dont le premier concerné) n'ont pas manqué d'imagination pour se moquer artistiquement de la décision dieppoise. La pile de livres XXL de Daniel Blancou est ma préférée.
Mécanique médiatique
Le soir même du tweet initiateur de polémique de Branchés Culture, Paris Normandiepublie les premiers éléments de compréhension et donne la parole à la mairie - partenaire du festival - à l’initiative de ce changement : "Il faut sortir des stéréotypes. On ne peut pas être engagé, lutter contre les discriminations, et laisser véhiculer cette image de la femme",
précise Laëtitia Legrand, adjointe dieppoise en charge de la vie associative, des animations et de la lutte contre les discriminations.C'est l'article du Parisien, publié le lendemain matin, qui va signer l'indignation dans des chroniques matinales. Mais surtout, deux termes employés par l'adjointe dans Info Dieppoises (sur la plateforme actu.fr) qui vont être massivement repris : "Nous avons pensé que la représentation d'une jeune femme en pose lascive, avec un décolleté certes léger, n'entrait pas dans la vision que nous nous faisons de la lutte contre les discriminations"
. "Pose lascive"
?! Pour une femme en tenue estivale sur la côte normande ? Qui censure un artiste pour un "décolleté"
dans le pays de Marianne ? C'en est trop !
Dès le 28 au matin, c’est la journaliste et serial-"tweeteuse" Emmanuelle Ducros qui dégaine la première et bondit sur ces mots "explosifs" dans sa chronique "Voyage en absurdie" sur Europe 1 : "À Kaboul, peut-être que c’est lascif, mais à Dieppe, en bord de mer un jour de juillet. Non"
. Le lendemain, nos fieffés réacs préférés du Paf lui emboîtent le pas : Pascal Praud, bien sûr, sur Cnews, citant Tartuffe (comme 90% des toutologues ayant évoqué l’affaire - statistiques non contractuelles). Mais aussi sur RTL, et toujours avec la mesure qu'on lui connaît : "C'est effrayant, c'est hallucinant, on va tous terminer dans un hôpital psychiatrique"
. Comme sa collègue, Alba Ventura qui n'hésite pas à convoquer Samuel Paty, toute honte bue. André Bercoff nous pond également une incroyable chronique, à peine compréhensible, comme s'il cochait les cases d'un bingo : "Après le woke et la cancel culture, voici la culture du voile, mais du voile en BD"
.
Dans le même temps, des dizaines d’articles sont publiés dans la presse nationale : la mécanique médiatique de la polémique est lancée, avec les titres clickbait qui vont bien et le récit raccourci d'un "décolleté dérangeant".
Effet Streisand et rétropédalage
Le même jour, le maire de Dieppe, Nicolas Langlois, et le président de l’ANBD, Jean-Pierre Surest, publient un communiqué pour annoncer que l'affiche sera finalement maintenue dans sa version originale : "À Dieppe, il n'a jamais été question – et il ne sera jamais question ! – de censure des artistes ou de remise en cause de la liberté de création".
Il faut dire que le festival n'a jamais connu pareille couverture médiatique, comme le raconte Alain Ledoux sur Facebook, rapporté par Actua BD : "
Finalement, ce «buzz»
aura fait gagner au Festival son identité et ses lettres de noblesse et aujourd’hui sa renommée".
Jim, lui, s'est montré discret pendant la polémique mais n'a pas non plus manqué de sarcasme pour évoquer l'affaire.
Le calme est dans les détails
Dans sa publication Facebook, le maire de Dieppe évoque des "journées où se sont accumulés les propos sortis de leur contexte et les raccourcis simplificateurs"
. Et en effet, ce qui marque à la lecture des articles qui relatent les explications de l'adjointe, des tweets indignés et autres chroniques des Praud & Co, c'est la disparition des explications complètes, au profit d'une version plus outrancière et "polémicogène".
Ce qui a provoqué la frilosité contre-productive de la ville, c'est en réalité un précédent relativement récent. Quelques semaines plus tôt, une autre affiche promotionnelle avait déjà fait polémique à Dieppe. Celle de la braderie du Pollet imaginée par l'association des commerçants de la ville, reprenant les codes sexistes des affiches des années 50 : un homme portait sur son épaule, façon sac à patates, une femme les bras chargés de sacs de course. L'association Nous Toutes s'en était indignée en dénonçant une image "pitoyable"
et d'une "rare violence symbolique"
. On est, en effet, quelques crans au-dessus de l'affiche du festival.
L'autre point évident que beaucoup semblent avoir oublié et qu'il aurait été bon de rappeler sur le plateau de CNews, c'est que la mairie n'a pas demandé à revoir une oeuvre. Il s'agit d'un support de communication conçu pour promouvoir un évènement. En ce sens, il devient bien plus compréhensible que le co-organisateur du festival en question ait souhaité avoir son mot à dire dans sa communication, comme le rappelle l'adjointe qui s'est farci toutes les interviews : "
Nous faisons très clairement la distinction entre une œuvre d’art, comme une bande dessinée, qui, là, représente une héroïne, et une affiche qui annonce un événement grand public"
(actu.fr). "Tout le monde ne sait pas que c'est une héroïne de bande dessinée (...)
le grand public n'a pas forcément toutes les clés de lecture au regard de l'œuvre de l'auteur, il peut dès lors y avoir une incompréhension",
ajoute-t-elle au Courrier picard.
Enfin, dernier détail que Laëtitia Legrand signale à France 3 Normandie. Il a en effet été demandé que l'affiche soit modifiée mais sans requête particulière sur le décolleté : "Les gens pensent que le problème vient du décolleté car l'auteur a rajouté trois livres. Nous, on a juste dit «changez l'image», elle aurait pu être en train de lire ou de dessiner"
.
Entre "la mairie de Dieppe censure l'affiche d'un artiste pour un décolleté"
et "le co-organisateur d'un festival n'a pas aimé la première proposition d'affiche car il renvoie une image un peu trop sexualisée de la femme"
, il y a un monde. Un monde, que les éléments de contexte et les détails permettent de franchir. Rapidement la "censure gravissime"
ressemble bien plus à
"une tempête dans un verre d'eau"
(comme le regrette Jim auprès de France 3). On comprend mieux pourquoi ces éléments ne sont jamais évoqués dans les séquences télé et radio qui ont largement alimenté la controverse.
Représentation des femmes et "regard masculin"
Est-ce que le mot "lascive"
était le plus approprié pour décrire cette affiche ? Peut-être pas. Quoique. Il y a eu beaucoup d'indignation autour de ce terme compris comme la seule interprétation du "léger décolleté"
(euphémisme) de la jeune femme. "Lascif",
c'est être "très sensuel"
selon le Petit Robert. Or le dessin de Jim et son héroïne Marie avec son regard dans le vide, ses lèvres charnues et ses bras nonchalamment posés sur une pile de livres, véhiculent une sensualité indéniable (tout comme l'épopée romantique en 4 tomes dont est tiré le personnage), à l'instar de ses autres dessins de femmes d'ailleurs bien plus dénudés habituellement.
Qu'on la trouve à notre goût ou pas, l'affiche imaginée par l'auteur de BD est une représentation qui renvoie à un imaginaire d'hyper-sexualisation de la femme. Tout est dans le mot "représentation"
. Une notion qui échappe définitivement à un grand nombre d'indignés. Évidemment que la mairie n'a pas été choquée par un "léger décolleté" (Laëtitia Legrand se fait au passage traiter gratuitement de "frigide" sur Facebook par de grands féministes). Le sujet de fond - que tout le monde ou presque a fait mine de ne pas comprendre - c'est celui de la représentation des femmes, en particulier dans l'espace public, qui participe à façonner nos mentalités et à faire perdurer le sexisme ambiant plus ou moins conscient, plus ou moins latent. Dans son communiqué de crise, le maire rappelle que "le choix systématique d’une image de femme pour présenter un événement ou un produit"
n'est pas une fatalité et qu'il mérite d'être questionné. Notons tout de même que c'est un procès que l'on peut difficilement faire au festival et à son organisateur, au regard des affiches des vingt derrières années : on y a vu des pirates, des navires, Hulk, et des femmes sans décolleté.
Pour autant, le sujet du sexisme et plus largement de la représentation des femmes dans l'art et plus particulièrement dans la BD est un sujet sérieux qui a (re?) fait surface dans l'espace médiatique à l'occasion de la polémique sur Bastien Vivès (sujet éminemment calmossien s'il en est) et qui mérite un peu plus de considération que les indignations creuses et éphémères de Twitter.
C'est ce que tente d'amener dans le "débat" le chercheur Jean-noël Lafargue en évoquant non sans sarcasme la "beauferie molle des affiches de festivals de bd-pour-darons"
.
Mais l'esprit de nuance est-il permis dans ce genre d'emballement? Est-il possible de déplorer la requête de la mairie (et visiblement sa façon de communiquer), tout en estimant qu'elle met en lumière un sujet important ? Demandons son avis à Daniel qui s'est pris une belle salve de commentaires moqueurs et désagréables suite à son tweet - supprimé depuis à cause d'une coquille- suggérant de s'intéresser au fond du sujet et au sujet de fond qu'est le "male gaze", sans pour autant nier le côté "pathétique" de la demande de modification municipale.
Si ce concept de "regard masculin" a été théorisé il y a déjà plus de 50 ans par la réalisatrice anglaise Laura Mulvey, il demeure tristement d'actualité. Parfois utilisé avec un manque de finesse et une grille de lecture un peu grossière des oeuvres, le concept permet de décrire et analyser l'art, le cinéma, la pop culture ou encore la publicité par le prisme du genre. Un exercice nécessaire pour comprendre comment les images qui nous entourent sont le fruit d'enjeux de pouvoir et d'une structure de société patriarcale (j'ai lâché le mot). Mais aussi afin de s'en abstraire et d'inventer d'autres regards - et donc d'autres oeuvres. "Petit à petit, le point de vue féministe impose sa vision, irrigue la recherche et ouvre à une critique globale de la culture audiovisuelle",
analyse André Gunthert (que vous connaissez bien) dans un article de 2018 consacré au sujet. L'existence même de cette polémique prouve que ce point de vue peine tout de même à s'imposer. Un sujet auquel Jim semble avoir déjà réfléchi puisqu’il décrit Le chant du Cygne (titre de sa prochaine BD) comme "le dernier cri des hommes perdus face à l’émergence des idées féministes, la dernière complainte du macho obsolète et des masculinités dépassées".
Pas certaine que cela plaise à tous nos indignés du décolleté.
En attendant, le ministre de l'Intérieur vient de signer un arrêté visant à interdire à la vente aux mineurs de Bien trop petit (Éditions Thierry Magnier, 2022). Un livre de Manu Causse sur le harcèlement scolaire et la sexualité des ados. La voilà, la censure, la vraie. On attend l'indignation de Pascal Praud.