Ducros, Woessner, Sastre : figures d'un "pseudo-rationalisme"?
Loris Guémart - - 95 commentairesUn physicien reconnu tacle, entre autres, les trois journalistes
Le physicien et enseignant de la méthode scientifique Bruno Andreotti leur menait la vie dure à coups de tweets. Dans un long texte aussi précis que virulent, publié dans une revue de sociologie des sciences, Andreotti remet en cause les affirmations "basées sur la science" des journalistes Emmanuelle Ducros et Géraldine Woessner, et de la journaliste-essayiste Peggy Sastre. Entre autres.
Sont-ce "les élucubrations d'un fou" comme plusieurs des mises en cause analysent son texte de plusieurs dizaines de pages ? Ou au contraire une charge rigoureuse contre le milieu des vulgarisateurs et journalistes prétendant s'appuyer exclusivement sur la science ? Pour l'instant, la portée d'un essai du scientifique Bruno Andreotti, publié en version papier et numérique dans la Revue Zilsel
n'a pas dépassé le cercle des spécialistes de la philosophie et de l'histoire des sciences –il a été rendu public le 26 août sur le portail Cairn, après publication de cet article. Intitulé "Contre l'imposture et le pseudo-rationalisme", Andreotti s'en prend avec virulence à ce qu'il désigne comme "un milieu (...) pseudo-rationaliste, mêlant des 'sceptiques', des zététiciens, des vulgarisateurs, des militants 'libertariens', des cadres, des ingénieurs et de jeunes chercheurs", parfois en désaccord entre eux, mais se soutenant mutuellement, notamment sur Twitter, où leur empreinte est importante (la zététique étant "un scepticisme méthodologique appliqué à l’information"
, est-il précisé en note).
Une "Falsification" anti-régulation de la science ?
Le chercheur observe que cette communauté est au premier plan sur Twitter lors de polémiques mettant en cause le développement économique sans restrictions, ou toute régulation pouvant l'atteindre, de la part de "tous ceux qui s’alarment du réchauffement climatique et de l’effondrement des espèces". D'après Andreotti, les interventions de cette communauté de journalistes et d'ingénieurs concernent d'abord le nucléaire, qu'ils promeuvent au nom de la lutte contre le bouleversement climatique en "éludant" la perte de savoir-faire industriel ou les problématiques d'approvisionnement ; et l'agriculture, afin de défendre l'usage des produits phytosanitaires. Le physicien les estime manipulés, parfois à leur insu, par les communicants des grandes entreprises du secteur et via une "stratégie des influenceurs libertariens" venue des États-Unis.
Ces "pseudo-rationalistes" tireraient leur légitimité d'une lutte contre les idées farfelues et étrangères au débat scientifique, telles que la "théorie" de la terre plate ou la dangerosité intrinsèque des ondes radio ; ils se veulent les héritiers du mouvement rationaliste "historique" né il y a plus d'un siècle, qui a débouché sur l'affrontement avec les mouvements anti-vaccination et pro-homéopathie. Ils mélangeraient systématiquement ces éléments, peu discutés dans la communauté scientifique, avec leurs thèmes de prédilection. "Parmi les figures saillantes du milieu pseudo-rationaliste en ligne, on compte trois journalistes, Emmanuelle Ducros (L’Opinion), Géraldine Woessner, (Le Point) et Peggy Sastre (Le Point et Causeur), un animateur de télévision, Olivier Lesgourgues dit Mac Lesggy", désigne directement Andreotti, leur associant plus loin dans son texte la chaîne YouTube de vulgarisation scientifique La Tronche en Biais. Il y inclut aussi, entre autres, le créateur de Doctissimo, Laurent Alexandre, ou une partie des membres du mouvement No Fake Science ayant signé une tribune commune en 2019.
Andreotti, joint par Arrêt sur images, indique avoir découvert ces "pseudo-rationalistes" par sa fréquentation de Twitter, à travers son compte personnel. Mais aussi via le compte du collectif de 59 universitaires, "Jean-Pierre Vernant", dont il est l'un des principaux contributeurs. "Dans un premier temps, ils [les pseudo-rationalistes, ndlr] apparaissaient à la fois comme des défenseurs honnêtes et intègres de la science, et à ce titre, rationalistes, donc appartenant à ma famille de pensée", expose Andreotti, physicien et chercheur. Lui-même est reconnu et respecté dans deux champs d'expertise, la physique statistique –consistant par exemple a prédire les mouvements du sable ou l'évolution des nuages, ce qui l'avait mené à contester les comptages de manifestants par l'institut Occurrence–, et l'enseignement de la méthode scientifique.
Mais face à leurs tweets et threads, il déchante rapidement. "Je voyais des choses qui clochaient, en particulier le fait qu'assez rapidement, ils sont apparus comme des compétiteurs de la légitimité à dire ce qui est vrai au nom de la science par rapport aux scientifiques de profession, c'est à dire par rapport à ceux qui produisent la science sans l'idéaliser, car ils en savent les conditions de production." Concernant l'émergence de chaînes YouTube de vulgarisation scientifique, Andreotti prône une vulgarisation d'abord par les scientifiques eux-mêmes... ou par les journalistes scientifiques, trop peu nombreux, à l'exception du Monde et du Figaro. Il loue leur capacité à ne pas se poser en prescripteurs, à citer directement le travail scientifique et à trouver des interlocuteurs de qualité. "Il faut réarmer un rationalisme qui connaisse les limites laissées à la science, qui n’ait pas de prétention scientiste, positiviste, mais aussi réarmer la science elle-même, car il ne s’agit pas de dénoncer des youtubeurs malheureux qui ont pris une place parce que l’enseignement de la science a régressé dans le secondaire..."
Concernant les journalistes critiqués dans son texte, Andreotti fait
remarquer que Ducros, Woessner et Sastre ne sont ni scientifiques, ni
journalistes scientifiques, la première étant spécialisée dans
l'industrie agroalimentaire, la seconde une généraliste, et la
troisième, malgré sa thèse, une autrice sans travail de recherche –cependant souvent décrite comme journaliste scientifique. Il a surtout remarqué que ces figures de proue "pseudo-rationalistes" s'exprimaient pour porter des positions soutenues par les grands groupes industriels ou agro-industriels, les présentant comme des vérités scientifiques tout en se défendant systématiquement d'une quelconque idéologie, le tout en accusant leurs adversaires d'être eux-mêmes pollués par leurs idées politiques.
Or, observe-t-il, Ducros, Woessner et Sastre travaillent dans des médias marqués à droite –Le Point et L'Express publiant d'ailleurs une à deux fois par an des dossiers consacrés à une écologie compatible avec la croissance, ou contre les "nouveaux obscurantismes" désignés comme anti-scientifiques. Tous sont aussi en faveur d'un libéralisme productiviste, et régulièrement intéressés par certaines thématiques de l'extrême-droite, comme la dangerosité supposée de l'islam ou le nombre d'étrangers en France. Andreotti ne montre par ailleurs aucune tendresse envers les associations écologistes, responsables politiques ou journalistes usant des mêmes ficelles pour exprimer des opinions politiques au nom de la science.
Ducros et Woessner, les productivistes
Si Andreotti souhaite que les jeunes chercheurs comprennent que "tous les discours pro-science ne le sont pas, certains recouvrant des discours de lobbying et de falsification". Il cite dans son texte Emmanuelle Ducros pointant sur Twitter que "les paniqués du réchauffement courent dans tous les sens comme des canards sans tête", semblant ignorer que la majorité écrasante des climatologues sont eux-mêmes extrêmement inquiets. Il rappelle aussi comment, en 2019, elle avait défrayé la chronique médiatico-journalistique via des affrontements avec un journaliste de la rubrique Checknews de Libération pointant sa pratique des ménages –polémique lui ayant valu le soutien de la communauté libertarienne francophone, incluant sur Twitter les "Ze", ou une tribune de lobbyiste anti-régulations dans Le Temps–, jusqu'à la création d'un faux compte Twitter s'attaquant à l'auteur de Libération et ancien d'ASI, Robin Andraca. "La polémique n’a pas mis fin aux ménages d’Emmanuelle Ducros, qui a animé le vendredi 13 décembre une conférence dans les locaux du principal lobby céréalier", ajoute Andreotti. Ducros n'a pas répondu aux sollicitations d'ASI.
Andreotti commet une erreur en attribuant à Woessner une critique des "envolées lyriques de Macron"
sur Twitter au sujet des incendies amazoniens - la phrase était de l'ancien ministre Hubert Védrine, qu'elle cite en l'approuvant. Il enchaîne sur une série de tweets, bel et bien signés Woessner cette fois-ci, où la journaliste pointe, étude à l'appui, la responsabilité des "agriculteurs pauvres" dans le déclenchement des incendies. "Elle [Woessner] déforme ensuite le contenu d’un article scientifique pour accuser la culture vivrière sur brûlis des paysans pauvres d’avoir causé les incendies, en tressant au passage des louanges à la politique régulatrice de Jair Bolsonaro". L'étude citée, publiée dans Nature
, portant sur la taille des parcelles soumises à la déforestation, n'est pourtant pas conclusive. Elle s'appuie d'ailleurs sur une autre étude où il est précisé que ces agriculteurs possèdent "moins de 100 ha de forêt", le terme "agriculteurs pauvres" n'apparaissant par ailleurs nulle part. Dans cette série de tweets, Woessner conclut en s'inquiétant du taux de chômage au Brésil, pas assez traité par la presse : "Je ne tresse [donc] pas de louanges à Bolsonaro, répond-elle donc à ASI. La malhonnêteté de ce type est juste incroyable", ajoute-t-elle au sujet de l'erreur d'Andreotti sur le tweet anti-Macron.
Andreotti épingle aussi Woessner à propos de l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen. Elle reprochait au député LFI François Ruffin d'avoir listé "les substances dangereuses sans rien savoir de leurs modalités d'action (par inhalation ou combustion) ni des risques d'expositions à Rouen". Toujours dans un tweet à propos de Lubrizol, elle s'interrogeait ainsi sur le benzène (voir ci-dessous) :
Andreotti avait à l'époque répondu à Woessner sur ce fil Twitter:"C'est évidemment totalement aberrant, témoignant d'une absence totale de compréhension des bases de la chimie, de penser que la combustion puisse être une "forme d'exposition" du benzène. S'il y a combustion… il n'y a plus de benzène."
Woessner répond à ASI
: "Je donnais l'exemple du benzène : quand ça brûle, c'est pas dangereux. Dans son article, Andreotti change le contexte, et nous livre, lui, une 'leçon de choses' sans aucun rapport avec le sujet, puisque mon propos était précisément de dire qu'il fallait attendre d'avoir au moins une analyse, des fumées ou autre (...) Mais ça fait scientifique... (mais que ce type est grotesque !)".
Sur le sujet des abeilles, la charge d'Andreotti concerne aussi bien Woessner que Ducros, qui se sont toutes deux appuyées sur un rapport administratif afin d'expliquer que les pesticides néonicotinoïdes ne sont probablement pas la cause principale de la régression des populations d'abeilles. Andreotti rétorque : "La littérature scientifique sur l’effondrement des colonies d’abeilles, sur l’extinction des insectes, et sur ses conséquences sur toute la chaîne alimentaire représente plusieurs milliers d’articles. Si les expériences en plein champ demeurent difficiles, les conclusions sont suffisamment fermes pour que les chercheurs s’engagent pour demander l’interdiction des néonicotinoïdes. Pour contrer cette masse convergente de travaux, ce qu’invoquent Géraldine Woessner et Emmanuelle Ducros est une note de service de la direction générale de l’alimentation, méthodologiquement douteuse, statistiquement infondée, et surtout gravement déformée", commente-t-il à propos d'une étude déclarative très critiquée, notamment par certaines associations d'apiculteurs.
Pour Géraldine Woessner, "il n'y connaît rien de rien, précisons-le, mais écrit qu'il y a 'plusieurs milliers d’articles'. Qu'il n'a pas lus, mais il sait. D'abord je m'intéresse aux abeilles en France. Ensuite, ce que j'écris est exact, sourcé et vérifiable, bien que sur ce sujet extrêmement complexe, les statistiques soient à prendre avec grande précaution. Andreotti fait de la politique. Moi, ce qui m'intéresse, ce sont les abeilles, et si elles meurent pour d'autres raisons que celles pointées, c'est un problème car on ne règle pas la question" Elle critique l'ensemble du texte : "Comment ont-ils pu laisser passer ça ? Vous avez ici un exemple de construction, en temps réel, de vérité alternative. Une 'étude' construit une réflexion à partir de données mensongères et falsifiées. Elle est publiée dans une feuille de chou, mais elle reste. Elle pourra servir demain de source à d'autres papiers, puis d'autres, puis d'autres... Pour fabriquer une 'vérité'. Chapeau l'artiste ! Ce type est dangereux."
Sastre, La Tronche en Biais : confusionnistes ?
Au-delà d'affirmations qu'il perçoit comme faisant preuve d'un "scientisme" mal placé et orientées en faveur d'un libéralisme productiviste, Andreotti s'interroge et craint tout autant sinon plus, semble-t-il, "la permanence d’une porosité de la communauté pseudo-rationaliste au confusionnisme politique", tant aux États-Unis qu'en France. Il décrit les passerelles entre les milieux dits "sceptiques" et zététiques avec l'extrême droite libertarienne aux États-Unis. "Cette petite nébuleuse d’intellectuels libertariens n’existe que grâce à une machine de communication richement financée : le magazine Quillette, dirigé par Claire Lehmann, dont l’hebdomadaire Le Point, par la plume de Peggy Sastre, partage et traduit les écrits médiocres", attaque-t-il. Sastre, inventeuse du terme "évoféminisme" est surtout en guerre ouverte avec une grande partie des militantes féministes actuelles.
Andreotti décrit efficacement la stratégie des personnalités portées par la publication australienne Quillette : "C’est dans ce milieu que s’élabore le scénario type des 'free speech wars' : un scientifique de second rang produit des énoncés clivants sur les réseaux sociaux, dans des podcasts en ligne ou dans des ouvrages de vulgarisation. Puis il se fait inviter à une conférence sur un campus en dehors du cadre universitaire. S’ensuit une vague d’indignation qui conduit à une opération de deplatforming (déprogrammation) ; le polémiste dénonce sur les réseaux sociaux la dictature du politiquement correct en la comparant à 1984 de Georges Orwell. L’affaire enfin obtient une couverture par la presse qui apporte un public nombreux au martyr numérique". Quillette a été sévèrement jugée par Politico, qui note que le site accueille des polémistes américains exclus d'autres publications en raison de leur racisme ou de leur sexisme. Sollicitée par ASI
sur cette analyse d'Andreotti, Sastre a refusé de commenter le texte.
Andreotti reproche au fondateur de la chaîne YouTube La Tronche en Biais, Thomas C. Durand, sa présence à "une table ronde sur la zététique avec des youtubeurs proches de la
Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, de la revue Krisis et d’Alain Soral, et avec Serge Bret-Morel, ex-président de l’Observatoire zététique". Thomas C. Durand avait d'ailleurs écrit, après cette table ronde : "Certains militants […], de toute évidence, ont cru que la zététique
devait d’une certaine manière leur appartenir. […] Laissez-nous partager
avec tout le monde les outils de l’esprit critique." Après avoir été contacté par ASI
, puis lu le texte, il a répondu à nos questions et résumé son propos sur son propre site web.
"C’est donc à cet événement du 4 octobre 2018 que mon travail des cinq dernières années est réduit, comme une souillure indélébile et révélatrice", déplore-t-il, en estimant avoir été précautionneux lors de cette intervention, dont l'objectif était d'apporter la contradiction aux interlocuteurs d'extrême droite présents ce jour-là. S'il reconnaît l'existence d'une "technophilie" du "monde du scepticisme scientifique", et "un tropisme anti-écologie", il estime qu'Andreotti procède par vastes amalgames englobant des communautés extrêmement différentes –faisant remarquer ses désaccords plus que vifs avec Sastre, par exemple –, et lui conseille de "mieux organiser sa pensée" pour être "en mesure de dénoncer efficacement des abus de rhétorique ou des entrismes idéologiques, sans injurier en même temps des personnes non concernées".
La revue Zilsel voulait jeter un pavé dans la mare
Très critiqués par les mis en cause de cet essai pour avoir accepté ce texte d'Andreotti, les deux fondateurs de la revue Zilsel
, joints par ASI
, n'en sont ni surpris ou mécontents, ayant eu la claire intention, à travers ce 7e numéro, "d'enclencher un rapport de force entre professionnels de la production de vérité", pointe le sociologue du CNRS Arnaud Saint-Martin. "Il faut se lamenter, par moments, d’une forme de pauvreté journalistique dans le traitement des sciences", qu'ils imputent comme Andreotti à l'absence de journalistes scientifiques dans les rédactions. Selon lui, "le simple fait de rappeler quelques exigences ultra-minimales, un impératif de décence et de prudence, vous fait passer pour un flic, pour quelqu'un qui veut contrôler la production des savoirs". Son homologue Jérôme Lamy fait remarquer que "ces gens se targuent de scepticisme, mais quand on leur met le nez dedans, ils répondent que nous sommes des censeurs". En vidéoconférence avec ASI, ils sourient des réponses portées
par les mis en cause interrogés suite à ce texte, dont ils font
remarquer qu'il est signé d'Andreotti mais a été l'objet un travail
collectif, avec "8 ou 9 relecteurs" pendant plusieurs mois.
Les deux sociologues spécialistes des sciences ont créé la Revue Zilsel, prolongement du blog Carnets Zilsel, précisément pour offrir aux scientifiques un espace de réflexion et d'exploration critique des méthodes de recherche. En sciences humaines, ils ont ainsi piégé à un an d'intervalle les revues des sociologues Michel Maffesoli et Alain Badiou, qui ont toutes deux publié des canulars éhontés ensuite décortiqués dans Zilsel –voir à ce sujet cette émission du site cousin d'ASI, Hors-Série. "Beaucoup de gens parlent au nom de la science, le font n’importe comment et obstruent une vraie parole scientifique de gens qui ont fait le boulot en amont", conclut Saint-Martin. "Ça va mettre une pression aux imposteurs..."