Santé des pompiers : angle mort ou omerta médiatique ?

Élina Barbereau - - Silences & censures - Médias traditionnels - Scandales à retardement - 21 commentaires

Les syndicats de pompiers dénoncent le désintérêt des journalistes

Les pompiers alimentent les rêves d’enfants… et les récits médiatiques, au sein desquels ils sont des personnages essentiels. Ils incarnent la figure du héros. Mais les questions de santé et de sécurité sont tues. Une journaliste de "La Provence", Delphine Tanguy, enquête depuis sept ans sur le sujet. Elle a notamment révélé un rapport sur l'impact accru du risque de cancers chez les soldats du feu. Sans que ses travaux n’aient de réelle résonance, ni médiatique, ni politique. Premier des deux volets de notre enquête sur l'omerta des médias autour de la condition sociale des sapeurs-pompiers, pourtant très sollicités par les journalistes.

"On sait depuis 2018 que les cagoules des pompiers ne filtrent pas les dangereux toxiques émis lors d'un feu de végétaux. Cinq ans après, le déploiement d'équipements plus protecteurs n'est pourtant toujours pas réalisé", écrit la journaliste Delphine Tanguy dans un dossier du quotidien régional la Provence ce 11 août. Vous n'étiez pas au courant ? C'est normal, cette information méconnue n'a fait l'objet d'aucune reprise, dans aucun média, pas plus aujourd'hui qu'hier. 

Camions reluisants, canadairs et feux spectaculaires entrent pourtant en scène régulièrement sur les chaînes d'info, dans nos journaux, et dans d'innombrables émissions de télévision. Mais les médias ne sont intéressés que par l'héroïsme des pompiers, et ne montrent aucun intérêt à couvrir leurs difficultés. Pourtant, en Belgique, une étude institutionnelle a conclu à la perte de sept à huit ans d'espérance de vie par rapport à la moyenne. En France, les rares données disponibles font état de l'augmentation de la mortalité des pompiers à la mesure de leur nombre d'années de carrière. Et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pointe la surreprésentation de certains cancers chez les pompiers.

Arrêt sur images a contacté six syndicats représentatifs de pompiers, tous font part du désintérêt des grands médias pour ces questions pourtant essentielles à leurs yeux. Une exception : le quotidien la Provence, donc, qui publie les enquêtes de Delphine Tanguy. Serait-elle la seule journaliste de France à suivre le dossier de la santé et de la sécurité des sapeurs-pompiers ? ASI a joint la journaliste, qui enquête depuis sept ans sur le sujet. Bien qu'elle ait révélé, en 2017, l'existence d'un rapport démontrant le risque accru de cancers chez les pompiers, ses travaux n'ont rencontré aucun réel écho, ni médiatique, ni politique. 

2017 : révélations sur les cancers des pompiers

Tout commence pour Delphine Tanguy en 2016. "Je me suis retrouvée à couvrir pour la Provence une action de l'association Les pompiers de l'espoir, se souvient-elle. Il s'agissait de remettre un chèque à l'Institut Paoli-Calmettes, l'institut de cancérologie de Marseille. L'association avait été créée par un jeune pompier atteint d'un cancer du pancréas, soigné dans cet hôpital." Le personnel hospitalier apprend alors à la journaliste que beaucoup de pompiers figurent parmi les patients. À l'époque, la veuve et les amis du pompier décédé n'avaient pas fait le lien avec une exposition professionnelle. La journaliste se documente, trouve peu d'éléments, à l'exception de travaux canadiens sur des pompiers qui interviennent sur des mégafeux, et sur ceux intervenus le 11 septembre 2001. "On a su quelques années après que beaucoup sont tombés malades", relate Delphine Tanguy. Mais en France, "quand j'interroge les officiels, au Sdis 13 ou à la Sécurité civile, c'est pour eux un non-sujet".

une gouvernance bicéphale

Le système de sécurité civile – dont les pompiers sont au cœur – est décentralisé, en France. Les Services départementaux d'incendie et de secours (Sdis) constituent un établissement public territorial commun aux conseils départementaux, aux communes et aux communautés de communes. Les Sdis gèrent les moyens humains, matériels et financiers des casernes dans leurs départements respectifs. Ils sont placés sous l'autorité de l'État, via les préfets, pour la gestion opérationnelle. Les conseils d'administration des Sdis sont présidés par les présidents des conseils départementaux. Le ministère de tutelle est le ministère de l'Intérieur, via la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC). Selon les chiffres du ministère, il y a en France environ 252 000 pompiers dont 197 800 pompiers volontaires : les 41 800 pompiers professionnels sont des fonctionnaires, des agents territoriaux, rattachés à des Sdis comme les sapeurs-pompiers volontaires, et 13 200 pompiers, à Paris et Marseille, sont des militaires.

Delphine Tanguy poursuit : "J'ai grandi en Bretagne ; les risques de feux de forêt, ce n'était pas un sujet très important. En revanche, à Marseille, où je travaille depuis 20 ans, il n'y a pas un été où je ne suis pas allée bosser sur un feu. Maintenant j'ai des contacts parmi les pompiers. Je travaille par ailleurs souvent sur les sujets qui ont trait à l'exposition professionnelle et à la santé environnementale. Deux centres d'intérêts qui se sont croisés." En 2017, une source lui transmet un rapport de la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) dont dépendent les pompiers. Pour la première fois en France, une instance officielle tire l'alarme sur l'impact "accru" des "risques des polluants atmosphériques pesant sur l'espérance de vie" chez les pompiers. La Provence divulgue l'existence de ce rapport qui devait rester confidentiel. "Cela fait un peu de bruit, se rappelle Delphine Tanguy. L'AFP sort une dépêche, et la plupart des médias suivent. Les instances de tutelle des pompiers ont été obligées de se mettre au travail."

En 2018, le Centre d'essais et de recherche de Valabre (Ceren), dédié aux moyens de prévention et de lutte contre le feu, à Gardanne, près de Marseille, s'intéresse à la cagoule utilisée par les pompiers lors des feux de forêt. Lors de ce type d'interventions, les appareils respiratoires isolants (Ari), portés par exemple pour les sinistres dans des bâtiments, sont inutilisables, car beaucoup trop lourds : une quinzaine de kilos. Les recherches du Ceren démontrent que "la cagoule utilisée n'est qu'un bout de tissu qui ne protège de rien, un peu de la sensation de chaleur, mais c'est tout", rapporte Delphine Tanguy. Elle publie de nouvelles révélations –comme la Gazette des communes, média spécialisé dédié aux collectivités territoriales.

Ce nouveau rapport "risque de «faire l'effet d'une bombe»", écrit Tanguy. Il y avait de quoi le penser : la cagoule "ne permet pas de filtrer les composés chimiques (monoxyde de carbone, formaldéhyde, acroléine, benzène, dioxyde de carbone, hydrogène sulfuré) dégagés par la combustion des végétaux", pourtant présents "à des concentrations très élevées, quasiment aussi délétères que lors de feux de bâtiments". Des décès par anoxie sont pointés. La journaliste comprend aussi que les pompiers s'intoxiquent par les yeux et à travers les pores de la peau. Une fois le brasier éteint, en phase de noyage ou de déblayage d'un terrain, les tenues sont contaminées, et les Sdis n'ont pas souvent les moyens de les nettoyer et décontaminer sur place. Mais là non plus, les médias ne suivent pas.

2023 : les équipements ne sont toujours pas déployés

En 2019, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) publie à son tour un rapport. Qui passe lui aussi sous les radars médiatiques. L'agence y décrit pourtant des enjeux de santé majeurs : les pompiers souffrent de maladies du système ostéo-articulaire, des muscles et du tissu conjonctif, de l'appareil respiratoire, de cancers, et de troubles psychiques (anxiété et dépression).L'auteur du rapport, dont un résumé est disponible ici, constate en sus des difficultés de mise en œuvre des bonnes pratiques concernant la toxicité des fumées.

Dans la continuité des recherches du Ceren, un prototype de cagoule plus protectrice est mis au point, rapporte la Gazette des communes en 2020. Mais plusieurs années après, les pompiers ne disposent toujours pas de la fameuse cagoule filtrante, comme le dénonce Delphine Tanguy dans son article publié le 11 août. "C'est un sujet hyper touchy, analyse la journaliste. Ces cagoules auraient dû être déployées il y a plusieurs années. C'est rare de voir une profession, dont on sait qu'elle met sa vie en danger avec ce qu'elle respire, avec des risques de cancer de la vessie ou du mésothélium, et de constater que rien n'avance." 

À l'été 2022, alors que les feux de forêts étaient une préoccupation médiatique majeure, les travaux du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), une agence de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), auraient pu réveiller l'attention médiatique. Vingt-cinq scientifiques venant de huit pays sont réunis a Lyon pour finaliser leurs travaux concluant à la surreprésentation de certains types de cancers chez les pompiers. L'institution le fait savoir avec un communiqué de presse doublé d'une publication en ligne. Mais là non plus, l'information n'intéresse pas les médias français, à quelques exceptions près : chez les médias grand public, on a recensé cette brève de Reporterre, et une enquête plus approfondie d'Actu.fr. La monographie issue des travaux des experts internationaux, disponible depuis le mois de juin 2023, a fait l'objet d'une publication dans la revue médicale britannique de référence The Lancet, et même d'une présentation en français – la Provence rappelle ces éléments dans son dossier du 11 août.

Omerta politique, omerta médiatique

Mais la journaliste de la Provence constate qu'aujourd'hui, les différentes recommandations issues des rapports successifs, pour décontaminer les tenues et utiliser des équipements adéquats notamment, n'ont pas été suivies dans beaucoup de Sdis – qui, après le rapport de 2017, avaient pour certains arrêté de "faire la promotion du pompier recouvert de suie […] parce que cette suie, c'est du poison". Lorsque paraît la nouvelle enquête de Delphine Tanguy ce 11 août, la réponse du ministère de l'Intérieur à la journaliste a consisté en une réponse de trois lignes, indique-t-elle. Il faut dire que le sujet est politiquement sensible. "La question est tout de suite financière, rappelle Tanguy. Au sujet de la cagoule, la question a été posée au Sénat, sur le surcoût que cela allait représenter, ainsi que les tenues nécessaires, pantalons, etc. On se demande : qui va payer ? Les départements ne peuvent pas, on fait appel à l'État."

La décentralisation n'aide pas à faire progresser le sujet. "Il y a 100 Sdis, et des réponses très différentes", explique à ASI Sébastien Bouvier, secrétaire fédéral CFDT en charge des Sdis. "Certains départements sont très en avance, et d'autres n'ont rien fait", poursuit-il – l'Association nationale des directeurs et directeurs adjoints des Services d'incendie et de secours (ANDSIS) n'a pas répondu aux sollicitations d'ASI. Sébastien Bouvier compare la situation avec les pompiers allemands : "Quand ils sont venus en renfort en 2022, on s'est rendu compte qu'ils étaient équipés en détecteurs de monoxyde de carbone, alors que nous n'avons jamais eu ça. C'est pourtant plus que nécessaire. C'est notre prochain combat." Si les médias, notamment locaux, savent relayer la communication institutionnelle des Sdis lorsqu'ils fournissent de nouveaux équipements (, , ou encore ), c'est silence radio pour ceux qui manquent cruellement pour vraiment mieux protéger les pompiers.

On veut des héros

La figure du héros est utile à la communication politique, comme quand Emmanuel Macron félicite les "héros absolus". Les médias adoptent eux aussi bien volontiers la formule du "héros de l'été", leur devise "sauver ou périr". Et les pompiers sont toujours l'occasion de raconter de belles histoires dans les médias régionaux. L'un "sauve un couple des flammes et devient un héros", l'autre "sauve un enfant de deux ans en arrêt cardiaque, suite à une noyade", un troisième "sauve un homme de sa voiture en feu", par exemple.

La profession est aussi l'une des plus populaires de France, "mais il y a une grande méconnaissance", note Delphine Tanguy. "Le récit qu'on veut entendre c'est : il y a un danger, il y a un feu, des inondations, et une action, celle d'un héros. Dans le contexte de climat déréglé et d'inaction – condamnée - de la France, cette image du pompier qui arrive à nous protéger est une histoire qui nous rassure"Alors, on remet des médailles aux héros, et on envoie les correspondants locaux de presse couvrir l'événement, à l'occasion des Sainte-Barbe : en Alsace, en Lozère, dans l'Orne, le Morbihan, la Manche, les Landes, et dans tous les départements de France.

Du sensationnel

"Quand il y a des gros faits divers, des gros incendies, comme l'année dernière en Gironde, quand il y a du sensationnel, là, on parle des pompiers", relève auprès d'ASI Frédéric Breton, président du Groupement syndical national des sapeurs-pompiers volontaires (GSNSPV). "Il y a aussi les reportages en immersion, comme sur W9, Enquête d'action", ajoute-t-il.

Et ce n'est pas comme si les organisations syndicales taisaient aux journalistes les risques ou l'inaction des autorités envers la santé des pompiers. "Nous utilisons une mailing list avec l'ensemble des journaux, télévisions, médias en ligne. Nous diffusons régulièrement des informations, témoigne auprès d'ASI Rémy Chabbouh, porte-parole du syndicat de pompiers professionnels Sud Sdis. Nous avons un retour uniquement sur les informations spectaculaires, ainsi que sur les décès de pompiers ou sur les agressions : sur des sujets de niche." Alors, il demande : "Pourquoi le sujet des pompiers est-il toujours dramatisé ? Pourquoi ne pas traiter, tout simplement, avec sérieux, les sujets de fond sur les pompiers ?" Il se souvient d'une invitation sur le plateau de Touche pas à mon poste en 2019. Invité pour parler du projet de réforme des retraites, il a certes pu évoquer "les substances toxiques absorbées par l'organisme pendant des années" et les manques d'effectif. Mais n'a pu que constater le désintérêt de Cyril Hanouna et de ses chroniqueurs, l'animateur ponctuant en effet l'interview de propos sur les "caillassages".

À l'été 2022, ce qui intéresse les médias, c'est le spectacle des feux de forêts, en Gironde en particulier. Les images fascinent : on décrit "la forêt dévorée", on compte le nombre d'hectares brûlés et on s'interroge sur "Pourquoi la Gironde flambe si vite ?"Mais les médias ne se posent guère de questions sur ce que respirent les pompiers. Et certains ratent ainsi deux fois le dérèglement climatique : celui-ci accentue les feux de forêts et menace d'autant plus la santé des pompiers, comme l'a écrit Delphine Tanguy dans un des articles du dossier de la Provence ce 11 août.

Xavier Boy, le président du premier syndicat des pompiers de France, la Fédération autonome des sapeurs-pompiers professionnels et des personnels administratifs et techniques spécialisés (FA/SPP-PATS), assure à ASI avoir été contacté par des dizaines de médias à l'été 2022, de CNews en passant par BFMTV ou LCI... Il refuse les invitations sur ces sujets, estimant qu'il n'est pas le bon interlocuteur, et renvoie au ministère. Mais ne s'en tient pas là. "Je leur ai proposé (aux médias, ndlr) de leur parler de ce qui se passe derrière le rideau. Mais là, non, cela ne les intéresse pas.[] L'année dernière, en Gironde, on est arrivé à la rupture de nos possibilités. La sécurité civile en France va très mal." Seuls quelques rares médias s'emparent du sujet – on recense le Figaro et l'Humanité.

Mais pas des pompiers malades

Les héros doivent être musclés, en parfaite santé, dévoués, et pas revendicatifs. "On a longtemps véhiculé l'image, y compris chez les pompiers eux-mêmes, qu'un bon pompier est un pompier sans casque, courageux, qui avance à visage découvert, indestructible, analyse Delphine Tanguy. Les sujets de santé des pompiers n'intéressent guère les médias. On s'intéresse aux effets spectaculaires du dérèglement climatique, mais pas à la santé de ceux qui vont au front, alors même que les canicules et sécheresses répétées conduisent déjà à une extension des zones en risque feu. C'est un angle mort, un sujet sous-traité."

Pour leurs syndicats, le suivi de la santé des pompiers est aussi une demande essentielle, il était d'ailleurs recommandé par l'Anses en 2019. Mais ce suivi médical est dans la réalité inexistant, ou lacunaire. "Aujourd'hui, le suivi médical consiste à faire de l'aptitude au recrutement, explique à ASI Frédéric Monchy, président du Syndicat national des sapeurs-pompiers professionnels (SNSPP-Pats). Il y a ensuite une visite médicale une fois par an." Selon lui, il faudrait "des travaux de recherche d'un centre hospitalier en lien avec les instances", mais "aucun politique ne veut s'engager là-dedans". Il poursuit : "On sait pourtant maintenant qu'un pompier, à 20 ans, est dans un état de santé physique et psychique supérieur à la moyenne nationale. Mais après 42 ans de carrière, il s'est tellement dégradé, que son état de santé est devenu en deçà de la moyenne." Derrière ces questions figure un enjeu crucial, la reconnaissance des maladies professionnelles des pompiers.

Début 2023, les pompiers se sont mobilisés contre la réforme des retraites, qui repousse à 59 ans la possibilité de partir en retraite – 57 ans avant la réforme. Quelques médias seulement ont évoqué les conséquences de la réforme pour les pompiers (dont la Gazette des communes, encore elle). Le sujet a bien été couvert par quelques autres médias, mais sur le mode de "l'arrivée tonitruante des pompiers à la manifestation", déplorent les syndicats"Quand il y a un conflit social, des milliers de pompiers en tenue dans Paris, ça fait de l'image", analyse ainsi Frédéric Monchy. "Mais quand il y a une manifestation, les médias ne viennent voir que la bagarre entre les forces de l'ordre et les pompiers", regrette Xavier Boy. Autant d'écrans de fumée masquant de réels enjeux de société que les grands médias ne veulent décidément pas voir.

Dans le second épisode de cette enquête, nous vous racontons comment les médias ignorent avec constance les communiqués et les alertes des syndicats, qui dénoncent pourtant l'utilisation des sapeurs-pompiers volontaires, main d'œuvre low cost corvéable à merci d'un système de sécurité civile français à bout de souffle.


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