Retraites : les "25 % des plus pauvres", de "Libé" à Patrick Cohen

Maurice Midena - - 84 commentaires

Dans une récente chronique de "C à vous", Patrick Cohen a "débunké" l'affirmation selon laquelle 25 % des travailleurs les plus pauvres sont morts avant 62 ans. Une séquence relayée par les défenseurs de la réforme pour renvoyer ses opposants à leurs "mensonges". Et Cohen a été accusé par ces derniers de faire le jeu de la réforme. Alors même que "Libération", d'où est partie cette affirmation, est revenu sur ses pas. Et que certains opposants à la réforme contestent cette donnée, pour en proposer de plus adéquates.

"Un quart des Français meurent-ils (vraiment) avant leur retraite ?" Le 13 janvier dernier, Patrick Cohen pose cette question au haut potentiel polémique, dans sa chronique de l'émission C à vous sur France 5. "Cette statistique est-elle vraie ?", demande à Cohen la présentatrice de C à vous Anne-Élisabeth Lemoine : "Alors disons qu'elle est hors sujet, et nettement moins spectaculaire que son résumé", répond l'ancien animateur de la matinale de France inter. Il explique alors que cette affirmation – prononcée par Anne Hidalgo au micro de France Inter pendant la campagne présidentielle – est saugrenue, déformant une information très relayée depuis décembre 2021.

À cette époque, Libération publiait un graphique impressionnant :  62 ans, un quart des 5 % des hommes les plus pauvres en France sont déjà morts. Il faut attendre l'âge de 80 ans pour que cette proportion soit atteinte pour les 5 % les plus riches". Comme le relève Cohen dans sa chronique, cette affirmation est depuis largement relayée par les opposants à la réforme des retraites, que ce soit Boris Vallaud, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, Mathilde Panot, présidente du groupe LFI ou encore les secrétaires généraux des syndicats CFDT et CGT que sont Laurent Berger et Philippe Martinez. Pour en conclure que le projet de réforme des retraites promettait "la misère ou le cimetière" pour citer Panot – slogan adapté de "la retraite pour les morts"remontant à la CGT en 1910

Face à la retraite, une inégalité de classe

Disons le tout de go, sur les 4 minutes et 15 secondes que va durer sa chronique, Patrick Cohen va passer la dernière à bien expliquer que les travailleurs français ne sont pas égaux devant l'espérance de vie. Et ce en fonction de leurs revenus : "Le recul de l'âge légal n'est pas neutre, c'est une certitude." En moyenne "évidemment", dit Cohen, les riches vivent plus vieux que les pauvres. Il s'appuie sur les chiffres de l'Insee notamment mis en avant par le chercheur spécialiste des politiques socio-fiscales Michaël Zemmour – interrogé récemment par Arrêt sur imagessur le projet de réformes des retraites du gouvernement. 

Cohen rappelle ainsi que l'écart d'espérance de vie entre hommes ouvriers et cadres est de sept ans d'après les données de l'Insee, et que c'est aussi l'écart de durée de retraite entre les 20 % d'individus les plus riches et les 20 % les plus pauvres, selon les travaux du jeune chercheur Ulysse Lojkine. Dans un billet de blog publié sur le site d'Alternatives économiques, Zemmour rapportait également d'autres chiffres qui étaient, selon lui, les plus adéquats pour "parler de la différence sociale d'espérance de vie et de retraite" : la moitié des hommes les plus modestes de 60 ans ont 30 % de risque d'avoir moins de 10 ans de retraite, d'après l'Insee, et les exploitants agricoles et les ouvriers sont plus de 20 % à être en incapacité dès leur première année de retraite, selon la Drees.

"C'est loin du sujet des retraites"

Qu'il existe bel et bien une inégalité sociale face à la retraite, Cohen ne le rappelle donc qu'à la fin de sa chronique. Et passe les trois premiers quarts de son temps de parole télévisuel à démonter l'affirmation selon laquelle 25 % des travailleurs les plus pauvres sont morts avant 62 ans. Dans sa chronique du 13 janvier, Cohen explique ainsi que la statistique ne concerne pas "les travailleurs" dans leur ensemble, mais "que les hommes", ceux dont le revenu est le plus faible, soit 446 euros par mois, et "qui sont restés toute leur vie à ce niveau de revenus". "Ça fait combien de personnes ?", demande Lemoine. "C'est impossible à dire, relève Cohen. Il ne s'agit pas d'une réalité chiffrée mais d'une construction statistique, en l'occurrence une espérance de vie à la naissance." Contrairement, par exemple, aux chiffres avancés par Zemmour qui s'appuient sur des espérances de vie à 35 ans.

Et ainsi que le relève Cohen : "Comme ils sont restés à moins de 500 euros mensuels, c'est qu'ils ont peu travaillé, ils n'ont sans doute jamais été salarié et n'ont donc que peu de droits à la retraite à faire valoir, en d'autres termes, c'est pas des actifs ou des travailleurs." De quoi faire conclure au journaliste :"C'est loin du sujet des retraites et de l'affirmation de départ. On parle là de pauvreté, de dénuement, de mauvaise santé, mais pas de gens qui se tuent au travail ou qui n'arrivent pas à l'âge de la retraite." Difficile, cependant, de ne pas retirer de cet argumentaire – voir notre montage ci-dessous – qu'il se fait l'avocat de la réforme en voulant minimiser cette inégalité avérée.

Sur Twitter, la vidéo de sa chronique a été vue plus d'un million de fois. D'un côté, les défenseurs de la réforme, pointent les "mensonges de la Nupes", ou un "biais statistique complexe" à l'instar du secrétaire général de Renaissance Stéphane Séjourné. À l'inverse, les opposants à cette réforme ont tapé fort sur Cohen. La journaliste Aude Lancelin, fondatrice du média en ligne QG, y voit une "allégorie" de l'expression "faire le sale boulot" : "Sur le service public […] Patrick Cohen, qui essaye sans rougir de démontrer que les prolos mâles pètent la forme à 64 ans. On se demande comment ces gens dorment après avoir fait ça." 

Quand "Libé" fact-checke "Libé"

Ces réactions hostiles n'ont pas échappé à Patrick Cohen. "C'est toujours délicat, parce qu'on aborde un sujet qui touche directement la vie des gens, indique-t-il à ASI. On peut vite être accusé de ne pas avoir de cœur. Mais si on commence à anticiper les réactions des uns et des autres, on n'écrit plus rien." Faire le jeu de la réforme des retraites, Cohen s'en défend cependant fermement. D'abord parce que sur le fond, il a raison, pointe-t-il en nous confirmant que son raisonnement s'appuie en grande partie sur le billet de blog de Michaël Zemmour. Ce que disent vraiment les données révélées par Libération et dont se servent de nombreux politiques à gauche, explique l'économiste, c'est que si "une personne passe chaque année de sa vie parmi les 5 % les plus modestes de sa classe d'âge, sa mortalité à chaque âge est beaucoup plus élevée que la moyenne, et son risque de décès avant 62 ans est de 25 %"

Et puis, souligne Cohen, Zemmour remet lui aussi en cause la pertinence que revêt la mobilisation de ces données dans le débat sur les retraites : "Les personnes parmi les 5 % les plus pauvres ne sont pas ou très peu en emploi et à ce titre n'ont pas ou très peu de droits à la retraite", écrit Zemmour. En outre, l'infographie de Libération, et sa lecture selon laquelle un quart des personnes les plus pauvres sont mortes avant 62 ans, a été fact-checkée par... Libération ! 

Le service de vérification des faits du quotidien, CheckNews, s'en est d'ailleurs chargé le matin même de la chronique de Cohen sur France 5, à partir de propos de Laurent Berger sur France Inter le 11 janvier : "Il y a 25 % des hommes qui sont les travailleurs les plus modestes [et] qui sont morts au moment d'arriver à la retraite." CheckNews relève que le patron de la CFDT "déforme légèrement" l'indicateur mis en exergue par Libé. Même si elle concède que "la pertinence de cette statistique choc a depuis été remise en question par des économistes", dont Zemmour et Lojkine. "Nous voulions montrer l'inégalité devant la mort en fonction du niveau de vie : c'est un repère", explique à CheckNews le journaliste de données chez Libération Julien Guillot.

Cohen voulait "montrer que la réalité était bien plus complexe que la caricature"

Sur la forme aussi, Cohen s'estime irréprochable. D'une part parce qu'il a reposé son argumentaire sur celui d'un chercheur – Michaël Zemmour, mentionné à la fin de la chronique – connu pour être opposé à l'allongement de l'âge de départ à la retraite. Ensuite parce qu'il avait déjà pris position sur ce projet de réforme, le 5 janvier, en affirmant que si une réforme était nécessaire, le système n'était pas menacé, et que le projet du gouvernement était "injuste" – il s'appuyait alors sur les travaux du think tank proche du PS Terra Nova. Que sa façon de présenter le sujet puisse, de prime abord, donner l'impression qu'il se positionne comme un soutien à la réforme lui importe peu : "Je suis sûr que tous les gens qui s'en sont offusqués sur les réseaux n'ont pas vu la moitié de cette chronique."

Auprès d'ASI, Cohen explique avoir voulu "montrer que la réalité était bien plus complexe que la caricature qu'on en faisait" : cette statistique était devenue un "élément de langage", et "la légende du graphique de Libé était devenu un slogan" pour les élus et dirigeants de gauche, regrette le journaliste. Il y a bien une chose que l'on peut toutefois reprocher à Cohen, c'est de dire que la question des "5 % les plus pauvres" et du dénuement seraient "hors sujet" par rapport à la question des retraites. Ne serait-ce que parce que le système de retraite par répartition permet à la France d'avoir un des taux de pauvreté des plus de 66 ans les plus bas au monde. 


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