Retraites et rapport du COR : "Le déficit n'est pas une menace"
Maurice Midena - - Médias traditionnels - 31 commentairesAlors que le gouvernement va annoncer les détails de son projet de réforme des retraites, défenseurs et opposants n'hésitent pas à mobiliser, pour soutenir leur argumentaire, le rapport du Conseil d'orientation des retraites, publié en septembre 2022. En lui faisant dire tout et son contraire. Ce rapport laisse-t-il tant de place à la libre interprétation ? Entretien avec Michaël Zemmour, enseignant -chercheur, spécialiste des politiques socio-fiscales.
Le 3 janvier dernier, Léa Salamé recevait, dans la matinale de France Inter, les économistes Jean-Marc Daniel et Thomas Porcher pour un débat sur la réforme des retraites. Le gouvernement doit en effet, dans les prochains jours, présenter les détails de son projet de réforme. Au tout début de l'échange, Porcher mobilise le rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) paru en septembre dernier, pour défendre le fait qu'il n'y a selon lui pas d'urgence à réformer le système actuel. Léa Salamé s'en saisit et lance : "Mais il dit quoi ce rapport du Conseil d'orientation des retraites, enfin ? Parce que tout le monde, pour ou contre la réforme, s'en revendique… " Le gouvernement lui-même s'appuie en effet en partie sur ces travaux pour justifier cette réforme. Maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste des politiques socio-fiscales, Michaël Zemmour explore, dans son blog sur le site d'Alternatives économiques, les enjeux soulevés par le système de protection des retraites. Et défend notamment que le rapport du COR est en fait… "ininterprétable". Que faut-il donc retenir de ce rapport ? Entretien.
Arrêt sur images : - En auscultant les médias ces derniers mois, on a envie d'aller dans le sens de Léa Salamé, avec cette impression que tout le monde essaye de prendre le rapport du COR à son compte. Comment expliquer une telle variation d'interprétations ?
Michaël Zemmour : - Eh bien je pense que c'est parce que les gens ne le lisent pas (rires). Plus sérieusement, le rapport du COR en lui-même est assez explicite, et sa synthèse hiérarchise bien les enjeux. Il nous dit que les dépenses sont sous contrôle et que le système n'est pas en danger. Sur le solde, il nous dit que ça dépend des conventions et des hypothèses macroéconomiques du moment, mais qu'à long terme, il est en excédent. En revanche, il nous alerte sur une baisse des recettes, notamment de celles qui viendraient de l'État, ce qui occasionne un déficit, alors que les dépenses, elles, sont stables. Et de toutes façons, ce déficit n'est pas une menace. C'est un déficit faible à l'échelle du système de retraites. Il alerte également sur la baisse programmée du niveau des pensions des retraités de demain, qui risquent d'avoir un niveau de vie relatif 20 % plus faible qu'aujourd'hui. Soit on est d'accord avec ça et on ne bouge pas, soit on pense que c'est un souci et il faudra prévoir des financements complémentaires.
ASI : - Peut-on critiquer les journalistes généralistes, et notamment une intervieweuse comme Léa Salamé, de ne pas être capables de faire l'exégèse d'un tel rapport ?
Michaël Zemmour : - Ce qui est un peu dommage c'est que dans les matinales, ce sont des journalistes qui n'ont pas le temps d'étudier les dossiers. Je suis sûr que s'il y avait eu un journaliste du service social qui avait participé à ce genre d'entretiens avec des économistes ou des politiques, il aurait les éléments que je viens de vous donner en tête. Dans une matinale, il n'y a jamais un politique qui cite un chiffre et qui est remis en cause par le journaliste sur son interprétation. Sur le sujet des retraites, on peut raconter ce qu'on veut, et on est rarement démenti.
ASI : - C'est aussi un rapport parfois abscons et très technique…
Michaël Zemmour : - C'est vrai. Mais si vous lisez la synthèse, ou si vous avez assisté à la conférence de presse de présentation visible en ligne, le diagnostic général est assez clair, y compris parce qu'il est validé par un conseil composé des partenaires sociaux. En disant parfois : "Attention à ce chiffre-là, il ne faut pas l'interpréter." Et certains journalistes n'ont pas écouté ces éléments de prudence. Toujours est-il qu'il y a un vrai sujet de financement des retraites, on ne peut pas dire le contraire. À l'inverse, quelqu'un qui vous dirait que le système est en danger, qu'il faut le sauver, et que le seul moyen, c'est la réforme d'âge, tout est faux là-dedans. L'enjeu n'est pas de sauver le système. C'est un enjeu de gestion du déficit.
Je reconnais que globalement c'est un sujet très technique, ça demande un gros investissement, c'est pas des trucs faciles. Mais il y a un avantage dans l'approche qu'a le COR, c'est qu'il présente les choses en termes d'arbitrage. Pour telle ou telle question, voilà, vous avez trois leviers et voilà combien ça coûte avec tel levier, comment ça va évoluer au bout de tant d'années. Donc le COR présente toujours les choses comme un choix politique. Et le souci qu'on a sur le débat sur les retraites, c'est qu'il se repose uniquement sur le registre de la nécessité d'une réforme. Alors qu'elle n'a rien de nécessaire.
ASI : - Pour vous, le rapport du COR a l'air très clair. Mais par de nombreux aspects, il donne l'impression d'un rapport qui ne veut pas se mouiller en enchaînant les données objectives.
Michaël Zemmour : - Effectivement, il a un ton neutre et assez factuel, avec différents scénarios, et dans certains cas, on peut aller y chercher ce qu'on veut. Mais il donne quand même des interprétations sur l'état du système, et qui ne vont pas dans le sens d'un système qui serait en danger.
ASI : - Dans un de vos billets de blog, vous dites carrément que le rapport du COR est "ininterprétable". Pourquoi ?
Michaël Zemmour : - Du fait des hypothèses de croissance communiquées par le gouvernement, sur lesquelles le COR est légalement obligé de s'appuyer pour concevoir son rapport. Le COR, normalement, travaille sur une hypothèse de 7 % de chômage. Et là le gouvernement lui a imposé une hypothèse à 5 %, ce qui n'apparaît pas crédible aujourd'hui. Or ce scénario du gouvernement, trop optimiste, ne collait pas avec la perspective de long terme du COR. Ce qui crée des artefacts statistiques. Et ce qui a pourri le rapport du COR.
ASI : - Mais à vous entendre, le rapport du COR serait donc trop optimiste ? La situation du système de retraite serait encore moins bonne ?
Michaël Zemmour : - Oui et non. Le rapport est trop optimiste jusqu'en 2027. Et pour après c'est l'inverse. Le COR simule une espèce de crise qui vient de nulle part pour rattraper le coup. Donc il est ensuite trop pessimiste dans les dix années suivantes, et après il y a trop de brouillard pour qu'on soit sûrs de quoi que ce soit.
ASI : - Sur France Inter, Thomas Porcher demandait de prendre avec beaucoup de prudence les prévisions à long terme. Partagez-vous cet avis ?
Michaël Zemmour : - Je pense qu'il faut les prendre avec beaucoup de recul, oui. Ce qui est intéressant, c'est de voir comment elles évoluent, mais pas d'une année sur l'autre, plutôt à dix ans. Ce ne sont pas des prévisions, ce sont des projections.
ASI :-Si le rapport du COR n'apparaît pas comme une panacée, que conseillez-vous aux journalistes comme base de travail sur ces questions ?
Michaël Zemmour : - Je pense que lire tout le rapport du COR, au fond, c'est trop. Car c'est un recueil. Il y a trop de choses dedans, et ça s'adresse à des spécialistes. Lire la synthèse, par contre, ce n'est pas du luxe, parce que ça éviterait des contre-sens. Et la synthèse est assez accessible. Le COR est par ailleurs un bon outil.
Il y a aussi un point que nous n'avons pas abordé et j'en profite : ce sont les dossiers de presse du gouvernement. Sur plein de projets de réforme, le gouvernement fonctionne par dossier de presse, et ç'a été le cas dans la réforme des retraites, comme je l'ai raconté dans un de mes derniers billets de blog. Et un truc assez classique, notamment sur les projets de loi, c'est qu'on a les textes très tard, mais les dossiers de presse bien avant. Et ça c'est un problème. En fait, le rapport du COR est assez plan-plan, il dit chaque année quasiment la même chose. Mais le dossier, lui, met en scène une dramatisation, montrant qu'il y a de la fumée et qu'il faut agir. Donc il faut prendre un peu de distance sur la communication gouvernementale. Le rapport du COR est un outil qui n'est pas parfait, mais qui est quand même très bien parce qu'il donne aux gens qui s'intéressent vraiment à ce sujet une grammaire commune. Et par rapport à la question qu'on se pose – "que penser d'une réforme d'âge ?" – il y a une réunion du COR de janvier 2022, où vous avez toutes les administrations de ce pays qui font des projections sur ce que donnerait une telle réforme. Toutes les notes sont disponibles en ligne, et très intéressantes. Je ne crois pas qu'elles aient été à ce jour très utilisées dans les médias.
ASI : - Nicolas Doze disait en septembre dernier sur BFMTV qu'il n'y avait pas d'urgence à réformer. Mais qu'une réforme allait être "nécessaire" car "on a de moins en moins d'actifs et de plus en plus de retraités" : est-ce un jugement qui vous parait adéquat ?
Michaël Zemmour : - Non, c'est un raccourci fautif. Il y a en effet de plus en plus de retraités et de moins en moins d'actifs, mais ce n'est pas nouveau, cela fait plusieurs décennies, c'est une tendance qu'on connaît, et qui a déjà été traitée dans des réformes précédentes – et qui ne sont pas finies, il faut le rappeler, puisqu'on va continuer à avoir un allongement des durées de cotisation etc. Mais au prix d'une dégradation du niveau des pensions, le niveau des dépenses de retraite est stable. Donc il y a trois options : soit on veut baisser encore le niveau des pensions pour mettre moins d'argent dans les retraites – c'est l'option du gouvernement – ; soit on veut maintenir le niveau des pensions à leur niveau actuel et il faut donc trouver de nouveaux financements ; soit on veut enrayer la baisse du niveau des pensions et encore trouver des financements supplémentaires. Mais il n'y a rien de mécanique à la démographie : la démographie est un contexte, elle ne doit pas nous imposer une direction.
ASI : - Doze estimait aussi que les dépenses de retraites représentent un quart de notre dépense publique totale, comme pour montrer que ces dépenses sont colossales. Que vous inspire ce genre de ratio ?
Michaël Zemmour : - Le chiffre n'est pas faux. Mais la question après c'est : qu'est-ce qu'on en conclut ? Quand on fait la somme des dépenses publiques, on fait du double comptage. Les retraités sont comme tout le monde, ils payent des impôts, ils payent de la TVA, de la CSG. Les retraites, en fait, financent d'autres dépenses publiques comme les dépenses de santé. Quand on cumule dépenses de retraites et de santé, on cumule un peu le même argent. La question pour les retraites, ce n'est pas celle de la dépense publique totale. D'autant plus que dans les pays où les retraites ne sont pas prises en charge par la dépense publique, les retraités payent, mais via le privé. Donc ils ne sont pas plus riches pour autant, ou alors ils auront des retraites d'un moins bon niveau.
La question pour les retraites est de savoir comment on répartit un niveau de revenus national entre actifs et retraités. La réponse n'a rien d'évident et doit faire l'objet d'un débat politique. Mais il n'y pas de nécessité économique là-dedans. Ce que se dit le gouvernement, c'est qu'en baissant les dépenses de retraite au global, il va pouvoir aussi baisser sa contribution dans le financement du système et faire des économies. Cela s'intègre dans sa stratégie de réduction des prélèvements obligatoires. Cela s'intègre dans une stratégie de politique économique qui considère qu'en allégeant l'intervention publique cela va créer de la croissance. On peut voir ça comme une stratégie de politique économique de l'offre. On peut dire aussi que c'est un choix de favoriser certains segments de la population, et certains intérêts par rapport à d'autres : baisser les prélèvements sur les uns au prix d'une moindre protection pour les autres.
ASI : - On entend aussi souvent que si on ne réduit pas le déficit des retraites, il faudra le combler par la dette, ce qui risque de pénaliser les générations futures. Est-ce un argumentaire valable ?
Michaël Zemmour : - D'abord dans tous les cas, ce sont les générations futures qui sont concernées, que ce soit par la dette ou par la baisse des pensions de retraite. Donc entre avoir une dette modérée qui s'étend sur un temps illimité et vouloir à tout prix combler un déficit qui n'est pas une menace…
La deuxième chose, c'est : discutons des objectifs qu'on donne au système des retraites. C'est quand même un peu bizarre, sur quelque chose qui est un pilier du système social français, d'avoir uniquement une approche comptable. C'est important, mais ça ne peut pas tout emporter. Le déficit actuel est simple : les dépenses sont stables, mais on a prévu d'y mettre moins de moyens. Est-on d'accord avec ce réglage et ses conséquences ? Discutons-en.
ASI : - Quel est alors l'objectif de cette réforme ?
Michaël Zemmour : - Il y en a deux, principalement. Le premier, c'est de travailler plus pour produire plus. On pense qu'en décalant l'âge de la retraite, on va augmenter l'emploi des seniors. Ce qui est vrai pour une partie d'entre eux, mais beaucoup ne pourront pas suivre et vont se retrouver en grande difficulté (un "sas de précarité", explique Alternatives Économiques, ndlr). Le second, c'est d'équilibrer les comptes publics de la France pour éviter un dérapage de déficit, en contrepartie des baisses d'impôt qui ont été décidées dans les dernières années, celles des impôts de production notamment.
ASI : - Qu'y-a-t-il comme autres leviers à actionner selon vous que la réforme d'âge ?
Michaël Zemmour : - Ce que je mets en avant, ce sont les financements. Il n'y a aucune raison de ne pas l'examiner. Surtout que celui-ci est en baisse. Le financement qui porterait sur les actifs, soit 25 millions de personnes, demanderait des efforts moindres que si vous demandez, d'ici 2027, aux seules personnes qui vont partir à la retraite de prendre toute la charge, en partant plus tard. Il n'y a pas de raison de ne pas regarder la hausse des cotisations, parce que la hausse ne serait pas énorme. Pas de raison de ne pas remettre en cause la baisse des impôts de production. Personnellement, je n'envisage pas l'augmentation de la cotisation patronale, parce qu'en général, cela se transforme en moindre augmentation de salaire. Donc admettons que ce ne soit que les salariés qui la payent, combien ça ferait ? Pour atteindre l'équilibre en 2027, c'est en gros, nous dit le COR, 0,8 point de cotisation en plus. Donc ça fait 15 euros par mois pour un salaire au Smic, et pour le salaire moyen c'est environ 28 euros. Ce qui n'est pas rien j'entends, notamment pour quelqu'un au Smic. Mais par rapport à bosser deux ans de plus, il y en a qui se poseraient la question quand même. Et ça c'est le scénario le plus dur, où on fait tout porter au salarié.